Dans une interview accordée à la Voix du Nord, Pierre Dubois révèle les projets sur lesquels il travaille actuellement. Un recueil de contes, une bande dessinée intitulée « Les Cent visages », un western dans la veine de SYKES et… la suite de l’Elfémeride ! Voilà d’excellentes nouvelles !
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La Grande Interview de l’Elficologue Pierre Dubois – extrait n°7
La Grande Interview de l’Elficologue, la suite (7)
Assis à côté de sa magnifique cheminée, Pierre poursuit son récit à propos de son parcours, de ses coups de coeur. Il règne un silence curieux dans la pièce. Comme si toutes les petites créatures s’étaient arrêtées pour écouter les paroles de leur ami et protecteur… C’était un moment important pour elles car nous allions enfin parler de l’époque où Pierre allait devenir Elficologue…Richard Ely : Comment, avec ce passé de fantastique, d’aventurier, d’émissions radios sur le légendaire au sens large, comment en es-tu venu précisément aux fées, aux lutins, à la petite mythologie ?Pierre Dubois : Eh bien, donc ORTF est devenu France 3, j’ai continué ces émissions, des feuilletons, quelques films, j’ai tâté à la télé, des dramatiques et j’ai eu un directeur, Célarié et un autre, Jean-Paul Gugain, qui était un breton. Il m’avait défendu. Quand tu fais de la radio, de la télé, forcément tu es écouté et comme je balançais parfois des choses, les gens écrivaient. Lui m’avait défendu et puis il est parti et je n’ai plus eu de protecteur. Donc je me suis retrouvé viré. Mais j’avais commencé à écrire, j’avais écris Bidochet le petit ogre, la botte secrète de Bidochet, Bidochet et les 55 plumes de l’indien, l’Almanach sorcier, le capitaine Trèfle, des bd pour Hachette, Casterman, j’étais déjà édité. J’avais fait un truc sur Vandewattyne, que j’avais mis en scène dans un journal pamphlétaire de Jean-Luc Porquet etPhilippe Casoar, j’écrivais dedans. De mes articles sortis dans ce canard-là, ils ont en sorti un recueil, dans lequel il y avait cette histoire sur Jacques Vandewattyne, le grand sorcier du Pays des Collines. J’avais par ailleurs de plus en plus de renseignements sur les sorciers, les petits êtres, etc. Gugain, quand il a su que j’étais viré, il m’a proposé de travailler à Limoges, et là, j’ai rencontré d’autres lutins. J’avais déjà mes fées ardennaises, mes fées anglaises de par mes voyages, ça s’emmagasinait. J’avais commencé plus ou moins un grimoire aux lutins. Chaque fois qu’on me racontait une histoire de lutin, je la mettais de côté dans cette farde et après avoir fait quelques films à Limoges, Gugain est parti en Bretagne. J’ai quitté la maison ici et suis parti travailler en Bretagne. Là, j’ai eu comme directeur des programmes Michel Le Bris. J’aimais beaucoup ce qu’il écrivait et suis devenu très copain de Le Bris, j’allais souvent chez lui, on sortait ensemble.
Richard Ely : Nous sommes en quelle année, là ? Tu connaissais déjà René Hausman ?Pierre Dubois : Oui, on est dans les années 80 et René, j’avais fait un film sur lui quand j’étais à Lille en tant qu’animalier, folkloriste, il jouait aussi de la cornemuse. Un vrai coup de foudre. C’est lui qui avait d’ailleurs illustré le Capitaine Trèfle et l’Almanach sorcier. Il a même habité ici pendant des mois. C’est ici qu’il a dessiné les contes de Perrault. C’était assez étonnant, René jouait de la cornemuse et dans le coin, déjà, j’avais assez mauvaise réputation. Le gars habillé en noir qui écrit des choses bizarres, on avait vu ma tête dans les journaux, j’étais un affreux sorcier. Mes gamines en ont d’ailleurs un peu souffert, mes filles, elles étaient pas trop invitées dans les jeudis, mercredis, les anniversaires. C’était les filles de l’ogre. Et Aline, ma femme, assez sombre de peau, brune, un peu indienne, hippie… On avait un bouc aussi. Y avait les amis, sympas, qui venaient et puis René avec sa cornemuse qui résonnait dans la campagne. C’était la maison de sorciers et puis y avait certainement des fantômes… les gens, ils en rajoutent, ils sont assez méchants. C’est pas toujours facile la campagne. Ça n’a pas changé d’ailleurs, ils ont ouvert récemment une médiathèque, tout le monde a été invité sauf moi. Laïyna a été fait quelque temps après, j’avais un copain, Philippe Vandooren, j’ai aussi eu comme ami Jean-Baptiste Baronian, qui avait d’ailleurs inventé des folios junior, des bouquins illustrés pour enfants et malheureusement personne n’a suivi point de vue capitaux. Et donc Philippe Vandooren, ami de Baronian, à l’époque rédacteur en chef de Spirou, il adorait ce que faisait René et aimait bien ce que je faisais également. Il a demandé de faire une bd pour Hausman, avec des fées, des sorcières, des animaux. Je lui ai écrit Laïyna.Quand j’avais amassé les légendes de lutins dans ma farde, mon grimoire, j’avais l’idée de faire un bouquin avec des lutins. A l’époque, j’étais déjà agacé par l’arrivée des mangas, des trucs japonais avec des lutins et je me disais qu’on avait ça nous ! Les japonais s’inspiraient de nos histoires… C’était aussi l’époque épouvantable où la littérature pour enfants devait être de plus en plus facile. Des bouquins exprès pour eux, en tranches, de 7 à 8, de 8 à 9 ans et surtout éducatifs ! Qui parlaient de la vie réelle. On était à l’époque de « Papa divorce », « Mon meilleur ami s’appelle Boubala », « Mon premier vol de pétard », etc. En réaction, je me suis dit qu’il fallait à nouveau de la fantasy, du rêve…Richard Ely : Oui, mais pourquoi le côté fées, lutins et pas fantômes, sorciers que tu appréciais tout autant ?Pierre Dubois : Parce que ça, je les réservais aux contes de crime que j’avais déjà dans la tête à l’époque. Je voulais faire des ghost stories. J’avais aussi écris sous d’autres noms, des pseudonymes, sous celui de Budy Matieson chez Fleuve Noir, des trucs plus violents. J’avais écris des histoires de fantômes pour Baronian dans Treize histoires de fantômes marins. Et donc j’avais envie de rêver. J’ai toujours été assez sombre, autour de moi il y avait toujours des drames, j’avais donc envie de m’écarter de la magie noire, la sorcellerie. L’ombre du croquemitaine me collait trop à la peau. Je cherchais chez moi les trouées de lumière, le roi des hurlutes, mes sentiers lumineux. Je me suis donc tourné vers les fées. Et puis y avait les filles, je leur racontais des histoires, j’étais brusquement papa. J’essayais de ne pas les entrainer avec moi dans une espèce d’errance sombre. Enfin, on essaye toujours, on réussit pas pour autant. Et donc là, on a fait le Grand Fabulaire du Petit Peuple ce qui a confirmé l’idée de Vandooren de faire Laïyna. Et au départ, pas question de faire un album, c’est passé dans un numéro de Noël. Et c’est un libraire de Mons qui a sorti la BD sous le nom d’Hausman uniquement d’ailleurs, j’existais pas. Ça a convaincu Dupuis de peut-être sortir cet ovni pour l’époque. Donc ils l’ont sorti. On a fait un deuxième tome et j’en ai fait un troisième qui là, n’a pas vu le jour. J’ai jamais trop su pourquoi mais ça a même mis en péril à un moment donné mes relations avec Dupuis… Un troisième album où elle se révélait vengeresse, son côté sorcière, ses pouvoirs, c’était une fille de la Nature, l’esprit féminin de la forêt. En gros, un chevalier la séduisait qui petit à petit voulait combattre le petit peuple, remplacer des arbres par des croix, Hausthar en mourrait… c’était un peu l’intrusion de l’Eglise… Quand Laïyna s’en rendait compte, il le tuait d’une façon très sauvage comme la forêt peut le faire. Est-ce que ça a choqué la maison sage Dupuis de l’époque ? Je ne sais pas.Richard Ely : Après Laïyna, c’est la bande dessinée et quelques années après, les encyclopédies chez Hoëbeke…Pierre Dubois : J’aurais voulu que le Grand Fabulaire continue dans Spirou et je pensais en faire un gros volume par la suite et puis tout s’est arrêté. Donc je voulais écrire les contes de crime et je ne trouvais pas d’éditeur parce que le fantastique, parce que le merveilleux, des histoires de fantômes n’intéressaient pas la littérature française. Il a fallu que Le Bris donne un grand coup de pied, avec les éditions Phébus, tout ce qu’il a pu écrire sur le sujet, grâce au festival Étonnants voyageurs pour que ça bouge un peu. Mais le fantastique pur, ça marche pas trop à moins que ce soit fabriqué, du Twilight, du Stephen King. Mais la littérature fantastique bien écrite, victorienne, féminine comme les sœurs Brontë, Mary Webb, Miss Oliphant [NDLR : Margaret], qui est une immense écrivain de ghost stories n’est même pas traduite en français ! C’est aberrant ! Il y a un éditeur qui, à cause du succès de Twilight, voulait en faire des petits, épuiser la veine jusqu’à l’écoeurement. On va faire fuir les fées si ça continue, cette surenchère à faire du pognon sur la féerie en ce moment, ça me fait gerber.
Donc je voulais écrire les contes de crime et je ne trouvais pas d’éditeur et Hoëbeke était intéressé par ces contes de crime et c’est Caro de Caro et Genet qui aurait du illustrer, avec un dessin à la manière de Tenniel et avec Hoëbeke on a beaucoup parlé. Et j’ai parlé de l’idée de l’idée de faire une encyclopédie de lutins et il m’a dit qu’il fallait choisir. A l’époque dire lutins, tout le monde fuyait, ça faisait peur, personne n’en voulait. Quand est sorti les Fées de Brian Froud et les Gnomes chez Albin Michel, sorti sous « gnomes » alors que ce sont des Kabouters et pas des Gnomes. Et le succès de Fairies et des Gnomes a fait que Hoëbeke a dit pourquoi pas sans y croire vraiment. On a sorti les lutins et ça a fait un malheur. On a dit que c’était la Noël, et puis après la Noël on en parlait encore, Pivot a été intéressé et brusquement, comme c’était le premier français qui sortait dans cet esprit-là, ça a été un succès. Puis on a réédité et réédité et est venu le tome deux puis le trois.Richard Ely : Au départ on partait sur deux tomes, le deuxième devant regrouper fées et elfes, puis c’est devenu trois et les elfes sont venus bien après, pourquoi ?Pierre Dubois : Parce que si tu veux les fées, l’histoire s’est imposée. Ma fille a disparu, décédée, elle est partie. Mélanie… Et donc cette rupture, cette cassure, les fées se sont imposées. Michel Le Bris en lisant les fées avait dit à un ami, c’est curieux, il écrit plus pareil. Et c’est vrai que les lutins étaient écrits de manière plus décontractée comme j’avais pu écrire le Capitaine Trèfle dans une écriture un peu enlevée et là brusquement quelque chose avait changé.
Et quand j’ai eu terminé les fées, il y a eu comme un grand vide et je n’ai pas pu écrire les elfes tout de suite. Et tu remarqueras aussi que les elfes, c’est très sombre. Et la fin, l’épilogue est une manière d’adieu des elfes pour l’être humain, ils veulent véritablement pas en faire partie, une forme de rupture, de fuite, de retirement. C’est vrai qu’à partir de là tout a un peu changé. Par contre, j’ai pu écrire les Comptines assassines, les Contes de crimes, plus d’humour noir. Il y a un jeu là-dedans entre les fées et moi. Une espèce de connivence… Là, je suis un peu pressé à le faire, mais je suis en train de… Je fais un elféméride. Tout ce que j’ai emmagasiné depuis trente ans de télé, de radio… ça m’agace d’entendre les journalistes d’aujourd’hui, des journalisses… Tu entends toujours les mêmes discours politiques, les mêmes choses, le foot, des milliardaires en culottes courtes qui jouent à la baballe. J’ai envie d’éteindre tout ça. Il y a d’autres chemins qu’on nous dit dans les contes, d’autres vérités. J’ai un peu contribué au retour des fées, j’ai un peu l’idée que quand le matérialisme, le pouvoir, l’argent nous étouffent dans une inhumanité on a besoin de fées, de rêver. Et ici, ça recommence, ce débordement, cette bouffée d’air pur va se polluer par notre faute à nouveau, on va faire de l’argent, abîmer ce beau rêve, cette renaissance des fées, en faire du marketing, elles vont fuir à nouveau. C’est ce que je pressentais en faisant les elfes, j’étais un peu triste. Là, je fais cet elfemèride, trente ans de légendes, de contes. Bon, je fais beaucoup de digressions là mais c’est normal quand on parle de féerie, le chemin de féerie pour le trouver, faut se perdre. Le journaliste parle de l’instant présent comme si c’était essentiel et oublie que la nature continue de vivre. On s’éloigne de plus en plus de la nature, de nos sources, de ce qui nous rendait humain, ce qui rendait possible cette alliance avec la nature. On perd cela par cette espèce d’artifice, ce monde asphalté.
Mon bouquin va faire 200 ou 300 pages alors qu’il y a trente ans dedans. Il va falloir choisir. Je l’ai donc écrit avec une espèce de résignation en me disant qu’on ne pourra pas tout mettre.Richard Ely : A t’entendre, on sent comme un regret. Pourtant, si les encyclopédies, ton travail sur la féerie, ont connu un grand succès, cela a ouvert des portes. Maintenant, à chacun de choisir, soit emprunter le chemin commercial et proposer des fées, des lutins un peu vides de sens. Ou poursuivre l’exploration. Tu sembles regretter le succès de tes livres mais l’alternative aurait été l’insuccès et que les encyclopédie ne se soient vendues qu’à quelques exemplaires laissant la féerie dans l’ombre.Pierre Dubois : Oui, c’est vrai. En même temps, j’ai toujours été fasciné par les écrivains qui n’avaient pas de succès, les œuvres inconnues… Middleton [NDLR : Richard], qui a écrit un seul recueil de nouvelles et ne l’a même pas vu publié. Et c’est superbe.Petite interruption, Pierre s’en va quérir quelques vitamines liquides à base de houblon et de malt, pour se donner quelque force afin de poursuivre nos échanges…Pierre Dubois : J’adore Montague Rhodes James, c’était chez omnibus, j’adore les histoires de fantômes. C’est bizarre que chez nous on n’ait pas de collection de bouquins fantastiques, ils se cassent la figure régulièrement, c’est vraiment une tare chez nous. On préfère le fantastique frelaté, fabriqué que le vrai fantastique. Déjà en parlant de Montague Rhode James, il y a eut une époque où beaucoup d’auteurs anglais s’adonnaient à la ghost story, l’histoire de fantômes a toujours été pour les anglais le fin du fin, déjà la nouvelle, chez nous, il y a très peu d’auteurs qui font de la nouvelle. La nouvelle, c’est une gourmandise, une espèce d’histoire très courte, un petit bijou, on cisèle une histoire, il y aurait un mot de trop ça ne marcherait plus et toujours, des histoires à chute, ou des histoires sans chute où la fin est en suspend comme ça. A nous de rêver la suite, de trouver une porte ou de la refermer ou de rester comme saisis par la peur ou d’être troublé. Ces auteurs là très souvent étaient des fils de pasteur, pasteurs eux-mêmes, c’était de fins lettrés, et ils écrivaient quelquefois des biographies ou des bouquins très sérieux. Montague Rhode James, c’est très étonnant que ce personnage, donc c’est 1862-1936, il était principal du collège d’Etton en Angleterre, cet érudit brillant, orientaliste, médiéviste, il affirmait une passion pour les manuscrits anciens et l’archéologie. Il a écrit plein de bouquins scientifiques et une traduction du nouveau testament, c’est dire son sérieux. Et, à la fin de l’année, il réunissait ses amis, ça pouvait être des élèves, ça pouvait être des collègues, des amateurs de Ghost Stories, il les amenait dans la bibliothèque ou au bureau, il avait préparé le porto, le sherry, y avait des verres, y avait plein de bougies, les bougies brillaient comme ça dans son bureau et il accueillait ses hôtes, il les faisait s’asseoir, et il les éteignait une à une et il n’en gardait qu’une seule sur son bureau et il racontait son histoire de l’année, sa ghost story de l’année, son histoire de fantôme de l’année. Il offrait ça à la Noël. Et d’ailleurs autrefois, les histoires de Noël, c’était toujours des histoires de fantômes, la preuve, Scrooge, la fameuse histoire de Dickens, c’est une histoire de fantômes, on se faisait peur on se racontait des histoires de fantômes à la Noël. Peut-être parce que c’était la nuit la plus courte de l’année, le soleil allait réapparaître. Y avait presque un petit côté païen, de paganisme, un reste de sorcier rassemblant ses ouailles autour du feu, du foyer, autour de la lumière qui brusquement allait ressurgir de la nuit, au solstice. Et même Shakespeare dans la nuit des rois, ça commence par il était une fois un homme qui habitait près d’un cimetière, et c’est une histoire fantastique. Et Montague Rhode James, tout particulièrement raconte des histoires qui sont crédibles, qui peuvent lui être arrivées ou à un ami. C’est toujours un érudit, un célibataire endurci qui se promène dans la lande, ou qui va visiter une bibliothèque, qui cherche une crypte, qui cherche un monument, qui trouve un manuscrit… qui va tout doucement entrer dans un autre monde. Les histoires de fantômes de cette époque-là parlent à ton inconscient, à tes peurs viscérales, enterrées bien au fond et qui ressurgissent pour le peu que… Y en a une qui dit par exemple « siffle et je viendrai » et là il trouve un sifflet en os avec un dessin runique un peu et il va siffler et là viendra un être fantastique. C’est toujours comme ça, c’est l’intrusion du fantastique, du merveilleux même mais un merveilleux teinté d’épouvante dans un monde de lettrés, de crédible. Ou alors, il rencontre quelqu’un qui lui en parle. Mais avec une telle sincérité et en plus y a pas d’esbroufe, on ne te fait pas d’effets pour te faire peur. Une porte s’ouvre et le fantôme apparaît. On t’emmène par la main dans un monde en te disant n’ayez pas trop peur, il y a des petites scènes assez conviviales où ils se retrouvent en fumant la pipe autour du feu, ils se promènent dans la campagne et le malaise vient d’une maison, d’une pièce supplémentaire qu’on ne connaissait pas, d’une boutique qui n’existait pas. Y a du Jean Ray un petit peu là-dedans, Jean Ray s’en est beaucoup inspiré.Richard Ely : A la différence que chez Jean Ray on a du construit alors que chez James et d’autres on a du ressenti…Pierre Dubois : Oui, du vécu ! Je mettrais bien avec James, Sheridan Le Fanu qui pour moi, avec James, sont les deux meilleurs. Ça fait partie d’une tradition, les histoires de fantômes, ils y croient. C’est tout à fait normal de raconter ces histoires à ce moment-là. Je me suis baladé pas mal de fois en Angleterre. C’est incroyable le nombre d’histoires de fantômes qu’on peut te raconter. Par exemple, il y a un auteur de cette époque-là, c’est Baring-Gould, qui était pasteur. Il avait le château de Lew Trenchard dans le Dartmoor, château superbe, c’est vraiment le manoir des Baskerville pratiquement. Et il avait rencontré une jeunesse et il avait parié avec ses amis qu’il en ferait une lady. Il s’occuperait de son éducation après l’avoir épousée. Et il avait raconté ça à son ami Bernard Shaw qui a écrit Pygmalion qui est devenu par la suite My Fair Lady. Et c’est ce fameux personnage, le héros de Pygmalion. Il a écrit plein de bouquins, même des hymnes religieux, il a écrit sur les brigands du Dartmoor, sur le Devon, l’histoire du pays, aussi sur les mégalithes, et aussi sur les fantômes, les vampires, les loups-garous. Et il est tout à fait normal qu’il rentre lui-même dans une histoire de fantômes, on raconte que quand sa femme est morte toutes les fenêtres du premier étage ont explosé mystérieusement. On l’a portée en bière, mise dans la chapelle du château et j’y suis allé dans cette petite église anglaise… Elle était dans son cercueil, le bedeau affairé à préparer les fleurs pour l’enterrement et il l’a vu se lever et retomber. Et donc, je vais là avec des amis pour leur montrer ce château, et le propriétaire nous reçoit. Je l’interroge sur le fantôme de la dame et là il me dit qu’il n’y a pas de fantôme, y a pas un fantôme mais y en a deux ! Y a aussi celui de l’extérieur qu’on entend marcher dans le gravier. Et c’est ça James, c’est un état d’esprit d’amateurs de fantômes, qui se font plaisir à se raconter des histoires, à se faire peur. Aussi, ça rassure de se faire peur, on revient à l’idée du premier bivouac, avec la peur des fauves, de l’hiver et on se racontait des histoires pour exorciser ses peurs. La peur des fauves mais aussi d’êtres pires, ceux que créait notre imagination, les vampires, les loups-garous… Il faut lire MR James pour retrouver ce temps du fantastique, ce moment où la réalité glisse vers l’irréel, vers quelque chose de bizarre qu’on n’arrive pas à définir. Y a un malaise, on ne sait pas si on doit en avoir peur ou si c’est une protection. J’aime beaucoup ces histoires de fantômes en demi-teinte. Pour moi, c’est ça la véritable histoire de fantômes. Y a le fantôme, le spectre et le revenant, c’est trois personnes différentes. Le revenant, qu’on appelle aussi le retournant, c’est quelqu’un qui est mort, un cadavre, qui revient, en général dans la tradition populaire, demander des messes, il est mal à l’aise. Il revient chercher quelque chose. C’est un être vivant qui sort de la tombe, un non-mort en chair et en os même s’il est une charogne. C’est pour ça qu’on le représente avec son linceul. Puis, il y a le spectre qui lui est toujours menaçant. Lui, il vient pour se venger, pour hurler, il n’y a pas de spectre gentil. Et puis il y a le fantôme. Le fantôme ça peut être un chien, un parfum, une musique, le piano qui marche tout seul, c’est quelque chose qui est décalé et donc très crédible. Depuis le temps que je m’intéresse à cela, j’ai rencontré plein de gens qui avaient eu une relation avec l’occulte, qui avait rencontré des fantômes, avec quelque chose qu’ils n’avaient pas compris. Alors évidemment nous on a tendance à le rejeter. C’est idiot parce qu’on passe à côté de quelque chose d’important. Au contraire, on devrait affiner cette perception qu’on peut avoir quelquefois, avec l’au-delà, les présences. Ces présences qu’on a autour de nous. Y a un très joli bouquin qui s’appelle The Lovely Bones, un joli petit film aussi qui raconte l’histoire d’une petite fille qui a été assassinée et qui essaie d’aider son père qui ne va pas du tout bien. La petite a été violée et assassinée par un pédophile et lui veut trouver le coupable. Elle, elle essaye de le rassurer, de lui dire qu’elle est là. Et elle n’y parvient pas. De temps en temps y a quand même des choses qui passent entre eux. Là, c’est tout l’art des Ghost Stories de ce temps-là, de MR James. -
La Grande Interview de l’Elficologue Pierre Dubois – extrait n°6
La Grande Interview de l’Elficologue, la suite (6)
Dans cette nouvelle partie de la Grande Interview de l’Elficologue, nous retrouvons Pierre Dubois sur les bancs de son école d’Art non dénué de coquineries…Richard Ely : Tu as fait de la gravure ?Pierre Dubois : J’ai commencé en déco, plâtre puis en gravure. Parce que la gravure me permettait de raconter des histoires. Je dessinais à la plume, à l’encre. C’est pour ça que j’écris toujours à la main, je ne tape pas, moi j’écris à la main. J’écris presque comme je dessine et je dessine presque comme j’écris. Je me raconte des histoires en dessinant… J’étais pas un bon élève mais j’ai continué d’avancer dans ce que je voulais faire. Et ce Barriau l’avait bien compris. Un jour, il m’a demandé ce que je voulais qu’il m’apprenne. Je lui ai dit que je voulais apprendre à boire, parce qu’il buvait toujours du vin, et à « trouver le trou ». J’avais une petite amie plus âgée et j’étais empêtré… Je me débrouillais mal. Du coup, il m’enfermait avec cette jeune personne dans la réserve à plâtre pendant que les autres dessinaient. Pendant que les autres travaillaient, moi je m’escrimais à faire l’amour. C’est assez marrant qu’un prof te couvrait comme ça.
Un jour, il m’a fait un tour. Disant qu’il n’avait pas la clé de la réserve à plâtre, il m’a proposé d’aller dans le bureau du directeur soi-disant absent. C’était Jules France. On a donc utilisé le bureau, la demoiselle avait ses pieds sur mes épaules et le directeur est arrivé. Et il a crié « Dubois, qu’est-ce tu fais là ? » Et comme j’avais un soulier tout près de moi je lui ai répondu : « Je lui remets son soulier ». Et il m’a dit de lui remettre son soulier huit jours dehors. J’ai donc été viré huit jours alors que finalement il aurait pu me virer. C’étaient les Beaux-Arts d’autrefois, y avait un esprit d’atelier. Ils m’avaient pris à la bonne finalement.
Après les Beaux-Arts, j’ai donc fait ce service militaire puis rencontré Seignolle. Il ne m’a pas pris sous son aile. Je cherchais pas quelqu’un qui m’aide à trouver un éditeur mais il m’a écouté, a lu mes histoires, m’a présenté deux, trois gars, notamment la revue Vampirella, puis Eerie dans lesquelles il faisait des nouvelles que j’ai illustrées… Il faut reconnaître qu’il s’est toujours passé des trucs bizarres, c’est pour ça que je crois aux récits initiatiques des contes de fées car si tu suis ton chemin… Dans le Changeling par exemple, on dit toujours va où te conduisent tes pas. C’est un peu ça. Je vais pas te raconter toute ma vie, pas très drôle. Mais j’ai, à cause d’un tas de péripéties, de malheurs, de deuils, j’ai quitté Valenciennes, je suis parti. J’ai fait un tour de France, j’ai fais du collectage. Seignolle m’avait dit comment il avait fait du collectage chez les vieux, etc.Richard Ely : C’est l’exemple de Seignolle qui t’a donné l’envie de faire pareil ? Mais au départ, c’était donc assez large, tu n’étais pas encore dans les fées et lutins…Pierre Dubois : Non, c’était le fantastique au sens large. Y avait des histoires de sorciers, meneurs de loups, fantômes, loups-garous mais bien entendu aussi de fées… J’étais très attiré par les histoires de fantômes d’autant que j’avais perdu quelqu’un de cher. La femme que je devais épouser a été tuée le jour de mon mariage dans un accident de voiture. Le jour du mariage en allant chercher sa robe de mariée, ça, ça te marque. J’avais besoin d’histoires, de savoir que la mort, la vie ne finissait pas. J’avais aussi fait un peu de protection de rapaces, j’habitais dans un petit village avec des oiseaux, des faucons et j’avais rencontré une jeune fille qui jouait joliment de la flûte, qui avait un côté fée sauvage, qui parlait aux oiseaux… J’ai commencé à faire du collectage et à écrire des histoires sur papier parchemin, illustré, tout à la plume d’oie.J’ai commencé à faire du collectage, à récupérer des histoires et à écrire des histoires. J’ai écris sur du papier parchemin illustré, écrit à la plume d’oie et j’ai essayé de trouver un éditeur et c’était Pauvert. J’ai décidé d’aller voir Pauvert. J’ai écris une histoire.. « Monsieur Pauvert, j’aimerais vous rencontrer pour écrire, vous lire une histoire »…Richard Ely : Et pourquoi Pauvert ?Pierre Dubois : Parce qu’à l’époque, y avait que lui et Losfeld pour éditer du fantastique, Sade, des bouquins bizarres, étranges. Losfeld faisait Midi Minuit fantastique. Pauvert avait sorti Alice au pays des merveilles avec des dessins de Tenniel, donc je me reconnaissais là-dedans. Evidemment il a du se dire : « qui est ce petit branleur qui veut me lire son histoire sur des dimensions de papier et deo gratias ». J’avais deux histoires. Et des nouvelles fantastiques. Comme il m’a répondu que « non, on ne donne pas de rendez-vous comme ça, envoyez nous votre manuscrit ». J’ai pris un carton à dessin, j’ai rassemblé du papier et j’ai dessiné un faux de son catalogue. Il avait un catalogue bien particulier en hauteur comme ça avec marqué Jean-Jacques Pauvert. Moi j’ai marqué Pierre Dubois et j’ai fait une espèce de fac-similé, une copie de son truc avec des gravures où je citais mon bouquin de 325 pages un truc comme ça. Autre ouvrage probable, beau carton toilé avec trois ficelles une au-dessus, une au milieu. Tu vois, je me fichais de sa gueule en même temps et finalement ça l’a amusé et il m’a donné rendez-vous. Et je lui ai amené mon bouquin qui était un grimoire en parchemin, avec des signets, des feuilles d’arbre dedans, des bouts de racine, de la mousse, des plumes. Il m’a demandé ce que c’était, s’il pouvait le garder. Moi j’ai refusé, mais je lui ai lu. Il m’a dit que c’était un jardin, avec de belles choses, de belles pousses mais aussi des orties, des broussailles, qu’on s’y perdait un peu. « Faudrait faire des sentiers, élaguer, tracer des sentiers sinon vos belles fleurs on risque pas de les voir. Revenez me voir plus tard ». Voilà ma première rencontre avec un éditeur. Après il y eut le service militaire, la rencontre avec Seignolle, puis le collectage des légendes…
Entre-temps, j’étais retourné voir cette amie, j’avais un corbeau à l’époque sur l’épaule, qui s’appelait Nao. Et j’avais un copain, libraire sur Lille, Favreau, bouquiniste, qui m’aimait bien. Ses parents m’avaient acheté des dessins. Il m’a présenté un gars qui s’appelait Pierre Dupriez, il était auteur, producteur, il a écrit des choses. C’était un enthousiaste, un gars adorable, charmant, qui avait un beau poste aux PTT mais qui était passionné par le fantastique. Il avait un ton de voix formidable. Il adorait aussi la littérature populaire… Il venait sans arrêt chez ce bouquiniste où on trouvait encore des Harry Dickson en fascicules. Et je l’ai amusé avec ma cape noire, mon corbeau et tout ça. Et il a vu mes dessins qu’il a bien aimés. Et comme il connaissait Eerie, Creepy, Vampirella, Seignolle, qu’il avait vu mes dessins… il a fait une émission sur moi en radio. Et lors de cette émission, il y avait Catherine Clesse, réalisatrice de l’émission, elle avait mis en ondes cette émission. Et elle m’a demandé si dans le Nord il y avait suffisamment d’histoires pour faire une série d’émissions sur la sorcellerie, la magie, le folklore. Oui, j’ai dit qu’on pouvait même faire un an, et puis y avait la Belgique à côté avec ses géants, y a Mons et le dragon, le bouzouc à Berlaimont. Et je suis rentré à l’ORTF à l’époque et au lieu de faire un an, j’y suis resté trente ans.La maison de Pierre, ferme labyrinthique où en chaque pièce des dizaines de lutins se jouent des milliers d’objets entassés…
Richard Ely : Tu as donc vécu d’émissions radio et TV sur le légendaire ?Pierre Dubois : Sur le légendaire pendant trente ans, oui. C’est pour ça que quand on me demande si les fées existent, je dis oui, c’est clair !
Si tu veux, j’ai fais des émissions de radio, de toutes les sortes mais pratiquement toujours sur le fantastique. J’ai eu une émission qui s’appelait Histoires pour les veillées où j’allais faire du collectage avec un magnétophone et un technicien. On allait dans les campagnes et comme j’étais d’une nature à accrocher facilement avec les gens je leur racontais quelques histoires et ils m’en racontaient d’autres. J’ai fait des tonnes d’émissions dans le genre avec Jeanne Devos par exemple, maintenant il y a un musée Jeanne Devos près de Bergue, à Wormhout ça a été une amie, elle habitait un vieux presbytère. C’est devenu un musée chez elle et quand j’y vais, ça me fait drôle parce que j’ai dormi là, j’ai mangé là, là où on vient voir cette cuisine à la flamande. J’ai fait des émissions là-dessus, elle m’avait emmené voir un château hanté, hanté par le Zylof de Steenbourg. J’ai rencontré des personnages étonnants, des auteurs bien sûr… Alors j’avais cette émission, je faisais les interviews mais les textes également. Après, j’ai fait des pièces radiophoniques, et après des émissions plus longues le soir dont une émission sur Jean Ray. C’est-à-dire que tous mes goûts littéraires, tous les gens que j’admirais, j’ai pu les rencontrer à partir de là, j’ai pu faire des émissions sur Paul Delvaux, André Delvaux, Félix Labissse, Vandewattyne, tout m’était ouvert. J’ai commencé à écrire de plus en plus et Catherine Clesse… En fait, j’avais une forme de complexe n’ayant pas été longtemps à l’école, j’avais du mal à me plier à certaines exigences et puis, surtout, je profitais de l’antenne pour balancer ce que j’avais envie de balancer sur les tyrans, les injustices. Catherine essayait de ménager tout ça, elle a été absolument adorable et elle m’a aidé aussi dans la mesure où elle m’a fait lire des bouquins, m’a fait écouter des choses, des musiciens, Stravinsky, Debussy, Ravel que j’aimais sans connaître. Et aussi, je faisais énormément de fautes d’orthographe et en radio ça ne se voyait pas. J’avais le vocabulaire, la musique mais je faisais des fautes d’orthographe et j’ai appris à écrire, j’ai fait des pièces radiophoniques, j’ai eu des prix. La maison que tu vois a été achetée grâce à mes pièces.Richard Ely: Ça veut dire quoi, elle corrigeait tes textes, te forçait à revoir la syntaxe, etc ?Pierre Dubois : Oui, elle me corrigeait et puis à force d’écrire, de lire, j’ai commencé à comprendre certaines manières décrire. Un peu comme Jean Ray aussi, certains tiquent sur quelque unes de ses phrases qui ne sont en bon français. Après tout, il était flamand ! Mais il avait sa manière d’écrire comme moi, j’ai forgé la mienne. Le mot autodidacte, moi je l’aime bien. Très souvent, tu as des profs de littérature qui ne savent pas écrire parce qu’ils voient partout des références, ils sont bétonnés, ils sont cloisonnés, c’est devenu un travail plus un plaisir. J’ai eu une amie comme ça, son père était mon prof d’anglais et il ne voyait pas d’un très bon œil que je sorte avec sa fille. Pour lui, j’étais un mauvais élève… Sa fille, c’était une universitaire… Encore aujourd’hui, je l’ai revue des années après, elle m’a dit « tiens il paraît que c’est bien ce que tu écris, j’ai une amie universitaire qui m’a dit que ton point de vue sur les fées était très correct, bien mieux que ce que d’autres peuvent écrire sur le sujet ». Merci ! Elle avait le droit du haut de sa chaire de me dire que c’était bien.Richard Ely : On peut dire aussi que c’est en radio que tu as développé cette musicalité et cette richesse de vieux mots ?Pierre Dubois : Oui, tout a fait, et j’écris tout haut. Je peux parfois passer une heure sur une phrase… J’ai emmagasiné une nombre infini de vieux mots, il y a en moi comme un humus dans lequel je vais puiser. Tu m’avais demandé d’amener trois objets, un des objets est ma maison. Parce qu’il y a plein d’objets dedans justement. J’ai besoin d’énormément d’objets autour de moi, des objets, des images. Si je me mets à écrire le changeling, ou les comptines assassines, si je prends Jack l’éventreur, je mets une musique adéquate, Gavin Bryars, que j’écoute en boucle jusque quand la magie commence et je mets tout autour des objets qui me rappellent Whitechapel, des photos du London Hospital, un sifflet de flic de l’époque victorienne. Je vais fumer du tabac… Si je reviens au Moyen-Âge, je vais regarder des films de Robin de bois, du seul film, La rose et la flèche de Lester avec Sean Connery et Hepburn, ou encore les Eroll Flynn, écouter de la musique moyenâgeuse, je vais me mettre une flèche devant les yeux, une corne, un olifant, je vais me mettre de la mousse, du feuillage, des choses comme ça… Tu as vu où j’écris, c’est vraiment un capharnaüm en plus je ne touche pas à la poussière, aux toiles d’araignée, c’est vraiment mon antre, là où j’alchimise. Et quand j’écris, j’ai justement l’impression que ce sont des formules magiques qui traduisent mon état d’esprit ou pour capter l’histoire. C’est pour ça que je n’envoie pas les écrits à mes éditeurs, ils n’auront jamais un texte tapé, ils auront un texte écrit à la main sur papier quadrillé. J’essaye d’écrire au mieux, il y a vraiment une magie à atteindre. Donc si tu veux, j’ai appris à écrire, je n’ai été influencé que par mes lectures et les auteurs que j’ai choisis. Un bouquin bien écrit est un livre qui me donne une belle musique. Comme les héros de mon enfance, les auteurs m’ont influencé. Comme dans un beau paysage, ton âme va s’élever… Alors évidemment un mec qui écrit de l’écriture blanche, ça le dérange pas de taper sur l’ordinateur, il est dans un bureau qui ressemble à un ordinateur, il vit dans une ville qui ressemble à un ordinateur. C’est vraiment pas mon truc. -
La Grande Interview de l’Elficologue Pierre Dubois – extrait n°5
La Grande Interview de l’Elficologue, la suite (5)
Après avoir évoqué les saveurs de la Belgique, proche de son Angleterre rêvée, Pierre Dubois emprunte un autre chemin, celui de son enfance, quelque peu arrachée à ses Ardennes chéries…Pierre Dubois : C’est vrai que petit, et ça c’est important, j’ai quitté les Ardennes… Les Ardennes pour moi, c’était cette grande forêt, une forêt de légendes aussi. Je croyais beaucoup à l’esprit des lieux…Richard Ely : On te racontait les légendes ardennaises ?Pierre Dubois : J’en entendais parler… On m’a très peu raconté d’histoires, mon beau-frère un petit peu. J’avais des oncles et tantes qui me parlaient des quatre fils Aymon, des dames de Meuse… je suis parti je devais avoir cinq ans… J’avais perdu quelque chose que je retrouvais à Valenciennes dans le jardin. Mélangé aux images de films, d’illustrés, ce jardin est devenu ma forêt de Sherwood. C’est devenu mon univers, clos. Mais assez grand, y avait des arbres, je grimpais dans les arbres. Enfant, tu joues dans un carré d’herbes et à côté y a les laitues, ton père est en train de bêcher, de sarcler… Moi, je jouais autour de lui et je ne le voyais pas, il était comme estompé et je voyais le roi arthur. C’est ça le pouvoir de l’imagination, il n’y a rien de plus fort que ce pouvoir de l’imagination. Et quand elle fait alliance à la nature, au jardin, il y a une sorte d’alchimie parfaite où la nature se fait complice. Elle va te tendre des branches qui vont avoir la forme de voûtes, d’ogives, de mats de misaine, de choses comme ça… Et elle va t’offrir aussi des bâtons, des arcs, des lances, des épées.. J’ai retrouvé ça aussi en écoutant l’enfant et les sortilèges de Collette et Ravel avec un enfant qui est puni et qui va se réfugier dans le jardin et ce jardin devient la forêt primaire, la forêt des contes. Il y y avait ce plaisir de lire, perché dans un arbre, j’étais comme Peter Pan dans mon arbre, un enfant perdu… Finalement, je crois que c’est parce que Jean Ray avait rêvé son Angleterre et moi la mienne que ça a marché. C’est vrai qu’il y a des endroits que tu veux découvrir parce que tu as lu certains bouquins. Et quand tu arrives, tu es déçu. Et en Grande-Bretagne non. Tu rêves à une écosse de Rob Roy et tu trouves une écosse de Rob Roy. Tu rêves à un dartmoor sauvage où le chien des Baskerville a hanté les landes, tu le trouves. Tu lis Lorna Doone de Blackmore que j’avais adoré, tu trouves même l’église où elle s’est mariée et où on a tiré sur elle. Moonfleet, tu vas au bord de la fleet et tu vois la petite église où les butins des smugglers, leurs tonneaux de whiskey et de rhum sont cachés. L’auberge de la Jamaïque, j’ai cherché l’auberge de la Jamaïque, elle existe. Dans l’Exmoor. Sheerwood existe, l’arbre de Robin des bois existe. Tu n’es jamais déçu. Et donc, quand j’ai lu Jean Ray, ça a été vraiment une révélation et l’envie d’écrire, il m’a donné l’envie d’écrire des histoires fantastiques. J’avais déjà commencé à écrire parce que j’avais tellement peu de livres que je m’en fabriquais. Je découpais des illustrations, je les collais dans un cahier, un carnet, et j’écrivais des petites histoires en dessous…Richard Ely : Des histoires fantastiques ?Pierre Dubois : Un peu fantastique, un peu aventure.Richard Ely : Parce que Jean Ray, ça touche beaucoup à l’horreur, à l’épouvante, au terrifiant…Pierre Dubois : Ah mais moi, je ne me suis jamais senti terrifié avec Jean Ray, je m’y sentais même bien. Ça dépend de quel côté tu te mets. C’est un peu comme des contes de fées. Si tu te conduis mal avec les fantômes, les fantômes t’emportent. Et le conte, le récit initiatique, c’est un peu ça aussi. Le conte t’apprend comment gérer tes peurs, combattre les ogres, les dragons. Si tu fais alliance avec la nature, avec les animaux, si tu gardes une forme de cœur loyal, tu gardes ton innocence jusqu’au bout, tu seras récompensé sinon tu es bouffé. Et le récit fantastique, c’est un peu ça… Donc, j’ai pas eu peur. J’étais inquiet parce que c’est inquiétant, mais j’ai pas eu peur, j’y ai pris beaucoup de plaisir. Après, il y a eut Harry Dickson, Cric-Croc le mort en habit. Harry Dickson allait plus loin que Sherlock Holmes. Sherlock Holmes, c’est le personnage qui est intéressant. Il y a quelques histoires qui sont très bien, l’atmosphère est prenante, mais les enquêtes, il y a un côté pour que tout rentre dans l’ordre, y a pas de mystère. Alors que chez Harry Dickson, il y a le personnage, l’enquête et ce petit frisson en plus… La bande de l’araignée, des titres absolument extraordinaires, le lit du diable, rue de la tête perdue et, à l’école, je ne trouvais pas ça. C’est-à-dire qu’enfant j’ai cru, comme je ne savais pas lire et que je regardais les images, j’ai cru qu’en arrivant à l’école on allait m’ouvrir la clé de la littérature, mais je me suis vite rendu compte que les instits ne nous racontaient pas d’histoires mais nous enfilaient les dates les unes après les autres, tout était dépoétisé au possible. Donc, je m’en suis désintéressé petit à petit, j’ai décroché. Et dès que tu décroches de l’école, quand on te demande ce que tu veux faire plus tard et que tu dis écrivain, t’es foutu. Si tu dis ingénieur, c’est bien. Pompier, c’est normal. Mais écrivain, t’es foutu. « Allez l’écrivain, au tableau. Eh bien c’est pas terrible pour un écrivain… ». Alors, je me suis mis aux rédactions, je me suis appliqué mais bien souvent, j’avais des bulles car trop d’imagination, hors sujet. Je m’appliquais aux dessins aussi. Je me préparais tout seul au métier d’écrivain, d’artiste, d’illustrateur…Après Ray, il y a eut Seignolle. Tu me demandais si on me racontait des histoires quand j’étais petit. Eh bien, mon parrain me parlait souvent de la bande à Moneuse. Moneuse étant un bandit de grand chemin qui avait semé la terreur du côté de Bavay, Mons… Il avait laissé une trace de brûleur de pied, de chauffeur du nord… Les grilles que tu vois dans les fermes, ça s’appelle des moneuses, parce qu’on grillageait ses fenêtres contre ses attaques. Il m’avait parlé de Moneuse qui se cachait dans une grotte, une caverne, au caillou qui bique. Et il me parlait d’une Dame blanche mais on ne savait pas si c’était une fée ou un fantôme, il y avait un mystère tout autour. A chaque fois que je demandais, il me disait « ou c’est une bête ! ». C’était assez effrayant. J’y suis allé avec un copain et on n’a pas vu de rocher, de Dame Blanche par contre je me suis tapé une angine blanche. Et c’est là que ma mère m’a offert la Malvenue et Marie la louve de Seignolle. Là, il parle aussi de dame blanche. Jean Ray et Seignolle étaient alors pour moi des maîtres absolus, deux êtres mythiques que je ne pensais pas rencontrer. Tu vois, aujourd’hui, il y a des salons, des dédicaces où tu peux espérer rencontrer tes auteurs, discuter avec eux, là, non. Je vais donc, bien des années après au service militaire à Epernay, dans la Champagne… J’y ai fait de la déco, je faisais des peintures, du coup j’ai pas fait les classes. Comme je les ai pas faites, ils m’ont envoyé à Epernay où j’ai fait de la peinture et un ciné-club. De l’endroit où je dormais, je voyais une sorte de ruine. A ma première perm, je m’y rends à travers les vignes et ce n’était pas du tout une ruine mais une église. Une église vide d’où se dégageait une ambiance particulière, une belle lumière filtrée par les vitraux, il y avait des corbeaux aussi qui criaient dans les grands arbres. Un petit cimetière tout autour. Alors je redescends et là une voiture s’arrête et me raccompagne à la caserne. C’était un paysan, un vigneron. Et là, il me dit « Tu sais, tu reviens du domaine de la Dame Blanche. Chavaux, c’est le domaine de la Dame Blanche ! ». Du coup, je l’interroge mais l’homme n’en savait pas plus. Il me renseigne alors sur une dame à la bibliothèque d’Epernay qui elle, pourrait répondre à mes questions. Donc, à la perm suivante, je me rends à cette bibliothèque où il y avait tous les recueils de contes, de folklore, tout Féval, Sébillot, Anatole Le Braz, Van Gennep, les fondateurs du folklore… C’était la bibliothèque dont je rêvais enfant ! Je demande donc à voir la conservatrice qui voyant arriver un militaire se met à sourire. Et en fait, cette dame était la fille d’Arnold Van Gennep ! Au fil de la conversation, elle me dit que je lui fais penser à un jeune homme qui était venu voir son père, il s’intéressait aussi aux fées, aux Dames Blanches. « Vous le connaissez peut-être », me dit-elle, « parce que maintenant il écrit ». C’était Claude Seignolle. Là, je lui dis toute mon admiration pour Seignolle et elle me propose de lui écrire une lettre de sa part. Et j’ai écris à Seignolle. J’avais écrit une nouvelle sur lui, j’avais fait beaucoup d’illustrations à partir de ses textes… Il m’a invité chez lui, rue Vaneau à Paris et je me suis retrouvé en face du grand sorcier que j’appelais le Croseignollesque. Pour moi, c’était vraiment le sachant, le diable, c’était Bas-de-Cuir, un personnage légendaire. Adolescent, j’avais eu une adolescence très difficile, très compliquée, je m’habillais tout en noir, la négation. J’étais un hurlut…Richard Ely : Pourquoi ce choix vestimentaire, t’être toujours habillé de noir ?Pierre Dubois : Je ne sais pas. Il y a eu comme une cassure adolescent. Et je me suis toujours depuis habillé en noir à tel point que dans une autre couleur, je me sens mal. Est-ce dû aux héros justiciers de mon enfance ? Je ne sais pas… A l’époque, c’était bizarre. « Croâ, croâ ! » Les gens criaient au corbeau. Il n’y avait absolument pas la mode des gothiques. Peut-être aussi un peu de provocation… Et donc, j’en reviens aux hurluts, je m’étais créé un monde de fées, de lutins. Les hurluts en ardennais sont les éclairs de chaleur. Lorsque le ciel est orageux, y a pas de tonnerre, mais des éclairs de chaleur. C’était des éclairs dans la nuit et moi je vivais une sorte de nuit perpétuelle. Quand tu es adolescent, tu as le mal de vivre et en plus, j’avais été viré de l’école, je rentrais pas dans les trucs, je voulais pas être dessinateur industriel comme mon père, je voulais pas faire de comptabilité, je savais ce que je voulais faire mais personne n’était d’accord. A tel point que mes parents m’ont envoyé chez un psy qui m’a demandé ce que je voulais faire et je lui avais répondu tueur à gage. Tout simplement car tuer mon prochain et être payé pour, c’était le pied, t’étais rejeté ! Et ce psy a été génial. Il s’appelait Baudouin, je l’ai appelé Saint-Baudouin, on est devenus amis par la suite. C’est pour ça que je passe tant de temps avec les jeunes qui viennent me voir, car je me revois enfant, rejeté par tout le monde, par les adultes… parce que tu veux être écrivain, parce que tu veux dessiner… Ce psy m’a conseillé de rentrer aux Beaux-Arts. Il m’a acheté une nouvelle et les illustrations. Il me l’a acheté pour prouver à mes parents que je pouvais vivre de ma plume et de mes dessins. Il s’est suicidé beaucoup plus tard et ça été pour moi un crève-cœur. J’avais 14, 15 ans lorsqu’il a été voir le directeur des écoles académiques de Valenciennes pour que j’y rentre. Et j’ai donc fait les Beaux-Arts à Valenciennes. J’ai eu des profs qui étaient des maîtres notamment Barriau, prix de Rome de gravure (NDLR : nous n’avons pu retrouver ce nom associé au Prix de Rome, si vous le pouvez, faites-nous signe !) et Betremieux, un très bon peintre que j’aimais beaucoup. Dubuisson aussi… J’avais une grande admiration pour ce Barriau. -
La Grande Interview de l’Elficologue Pierre Dubois – extrait n°3
La Grande Interview de l’Elficologue, la suite (3)
Pierre Dubois : Mon vrai coup de Trafalgar, ma grande admiration, ce qui a illuminé mon goût pour le fantastique, c’est le jour où, j’étais déjà un peu plus grand, ma mère n’avait pas trouvé de Bob Morane à m’ramener et elle avait vu le dernier Marabout et c’était un Jean Ray. Et j’ai fait connaissance avec Jean Ray la première fois en lisant les 25 meilleures histoires noires et fantastiques en Marabout. Le poids du bouquin, je l’ai encore dans les mains, j’ai encore sous les yeux la couverture. Et, ce qui est d’autant plus curieux, soudainement, j’en ai une souvenance terrible… J’étais enfant, mes parents étaient partis en course, m’avaient laissé tout seul, et il faisait sombre, noir dans cette petite cuisine et ils m’avaient laissé la radio et j’avais trafiqué la radio et j’étais tombé sur la RTB ou je ne sais quelle chaîne et il y avait un comédien qui lisait un texte terrible : l’histoire de quelqu’un qui rentrait chez lui et l’horloge qui d’habitude faisait « tu es là, je suis bien contente. Tu es là, je suis bien contente »… Cette fois-là le type rentre et il n’entend pas l’horloge qui d’habitude l’accueille et en fait il s’est trompé de maison. Il est un intrus dans la maison. C’était une nouvelle de Jean Ray, je savais pas mais cette histoire-là m’avait frappée, était restée ancrée dans ma mémoire, et quand j’ai lu ce bouquin, j’ai retrouvé cette histoire qui m’avait fait fantasmer, m’avait fait peur dans mon enfance. Je retrouve Jean Ray et pour moi Jean Ray a été une révélation. Quelque temps, quelques années après, est sorti Malpertuis en même temps que les Derniers contes de Canterbury, c’est l’exemplaire que j’ai conservé, avec cette couverture où tu revois la fameuse cotte d’armes de cette taverne… Là, elle est pas battue par les vents dans les landes mais elle est quand même dans une ville , Canterbury ! J’y suis allé d’ailleurs, une ville dévorée par les ombres… Et en même temps, il y a eu Malpertuis, les deux d’un coup, ça a été un véritable bonheur. Après, j’ai découvert Seignolle, avec la Malvenue, Marie la louve…Richard Ely : Tu as quel âge à cette époque ?Pierre Dubois : Je devais avoir quatorze ans. Et là, ça a été… Tu vois, je le renifle encore ce vieux papier, ce vieux papier jaunâtre… J’ai adoré son style. Les Noces de Mademoiselle Bonvoisin, Irish Stew, le Docteur Canivet raconte. Il y avait des noms incroyables. Imprononçables…Richard Ely : Est-ce qu’avant Jean Ray, le côté « histoires d’épouvante, ghost stories », c’était quelque chose que tu connaissais ou étais-tu limité aux aventuriers, aux pirates…Pierre Dubois : Il y a eu le Chien des Baskerville de Conan Doyle. Là aussi un bouquin-clé. La preuve est que je suis aller par la suite dans le Dartmoor chercher les traces de ce qui avait inspiré Conan Doyle pour le chien des Baskerville. Ça a été aussi une révélation, le personnage de Sherlock Holmes, étonnant… Il y a donc eu de suite ce goût pour l’Angleterre, la lande, le Dartmoor, les docks de Londres. Côté bande dessinée, il y avait la Marque jaune aussi qui donnait l’envie d’être à Londres, puis il y a Dickens, Oliver Twist. Et puis Hyde et Jekyll, j’avais lu aussi Hyde et Jekyll, de Stevenson. Donc je savais que les histoires de fantômes étaient très ancrées en Angleterre.Richard Ely : Et donc Jean Ray pour toi, c’est…Pierre Dubois : Jean Ray c’est un écrivain qui comme pour Gaston Bachelard, j’ai envie d’y revenir régulièrement. Je prends plaisir à lire et à relire, je le savoure comme un bon whisky, un bon vin, ou un paysage que tu as aimé et que tu retrouves intact et qui s’enrichit aussi par l’âge que tu as pris. Tu ne le vois plus de la même manière. Alors quelquefois, tu peux être un peu déçu et puis tu reviens un mois ou deux après et il est là, il t’accueille à nouveau et il te rassure. C’est bien d’avoir des repères comme ça, des îles, des îlots, des endroits où tu t’installes. Et puis, selon la saison aussi, y a des bouquins que je vais lire l’été, comme les bouquins de piraterie. Par contre, il y en a d’autres, les histoires de fantômes, dès que l’automne arrive, j’ai envie de retrouver le fauteuil, la pipe et le coin du feu. J’ai une cheminée maintenant, là aussi, enfant, il me manquait une cheminée. Il y avait le feu, le poêle, mais quand il n’y a plus eu le poêle, je disais toujours que plus tard, j’aurais une cheminée… L’âtre… Quand je lisais que les héros rentraient d’une chevauchée à travers la lande, à travers les bois menaçants, qu’ils étaient complètement trempés par les trombes d’eau, glacés par les vents froids et qu’ils arrivaient dans la taverne, ceux-ci se mettaient toujours le derrière au feu, ils enlevaient leurs tricornes et remontaient les basques de leurs habits, et se chauffaient les fesses. Je ressentais cela, vraiment… Je crois que le goût du whisky me vient de la littérature, le fumet, l’idée de fumer la pipe me vient des récits, le goût du couteau, du poignard me vient de l’île au trésor, du coutelas… C’était pas un poignard, il sortait son coutelas ! C’était l’époque bénie des beaux mots. On peut souvent me dire que j’emploie des mots un peu inusités, un peu vieillots, précieux etc., mais c’est le goût de ce que j’ai lu. Y avait des bouquins qui me tombaient des mains, je trouvais cela mal écrit. Je déteste l’écriture blanche, l’écriture scénario. Stephen King m’emmerde prodigieusement, c’est plat, y a rien. C’est écrit à la machine, pire maintenant, dis-moi le mot…Richard Ely : Au clavier d’ordinateur ?Pierre Dubois : Oui, c’est ça et ça m’emmerde. On le sent, il fait un scénar, il est entrain de ramener des images de film, il boucle son chapitre en se disant que le lecteur va de suite aller au suivant. Non, je préfère un bouquin qui traîne, qu’à la fin du chapitre on se dise justement : « Mais qu’est-ce qu’il a raconté, où va-t-il nous emmener ? Il nous perd… ». Des digressions, le bouquin ne va pas dans la direction qu’on désire. C’est pour ça que j’aimais beaucoup les bouquins picaresques, j’ai pris beaucoup de plaisir à lire Tom Jones de Fielding, Smollett, tous ces romans où on entraîne un héros et on le perd. Chez Dickens aussi tu as ça, tu commences sur un personnage puis tu passes à un autre. En fait, tu suis la vie. Il y a quelque chose d’une réalité. Tu ne sens pas le scénario derrière, tu ignores même s’il y en a un finalement… Ce genre de scénar qui te dit qu’on va faire trois cents pages, que ça va rentrer dans telle collection. Non, il écrit parce qu’il se raconte, il ne prend pas le lecteur pour un nœud-nœud. Il raconte comme une confidence. Comme au coin du feu. Et puis, il y en a qui somnolent, qui reprennent après. On peut s’arrêter cinq minutes pour boire un coup. Discuter de la pluie et du beau temps et puis on recommence. Et c’est ce que j’ai trouvé avec Jean Ray. Et ce vocabulaire….Quand j’étais enfant, on parlait de cabestan, on parlait de miséricorde, du mat d’artimon. On perd cette valeur. Je sais bien car j’ai écrit pour des jeunes… A un moment donné, mon éditeur me disait qu’il fallait simplifier, ne pas écrire mat d’artimon c’était trop difficile. Mais les dictionnaires, ça existe ! Et les enfants, si on appauvrit sans cesse le vocabulaire, ça va être encore pire. Là, c’était autant de mots magiques, c’était des acadabras, c’était des mots qui faisaient rêver et comme tu connaissais pas la signification, tu allais chercher dans le dictionnaire ou tu imaginais une signification mais ça t’ouvrait des portes. Ce mot quand tu le disais tout haut ou dans ta tête, résonnait longtemps. Il t’amenait un petit peu comme par ricochets, il t’amenait à rêver davantage. Il faisait vivre la phrase encore plus. Tu as Daniel Boulanger aussi qui a écrit des nouvelles ciselées comme ça.