Les fils d’Arduinna
Il y a longtemps, bien longtemps de cela, la belle forêt des Ardennes n’était qu’une mer calme. Les dieux semblaient avoir oublié ce coin du monde et au fil du temps, l’eau se retira pour laisser place à la montagne, aux roches et aux grottes. Des grottes percées dans la pierre par cette même eau chargée d’acidité, créant de longues et importantes cavités qui devinrent des millions d’années plus tard les habitations préférées d’un curieux peuple de nains : les Nutons. Les vents soufflèrent, érodèrent la montagne, la transformant en ce vaste paysage de collines boisées. Puis vinrent les hommes. Au début, ils étaient peu nombreux. Ils apprirent vite à respecter le territoire des êtres anciens, leur vouant leurs prières et leurs offrandes. Lentement, une certaine forme d’échange se mit en place.
Les Nutons demeuraient cachés dans leurs grottes le jour pour en sortir à la nuit tombée. Parfois, ils descendaient jusqu’aux villages pour y trouver ce dont ils manquaient cruellement : du pain, du miel, de la paille… Mais cet équilibre n’était qu’apparent. Les hommes les craignaient en vérité. Ils redoutaient leur différence. Et la peur n’est pas une bonne compagne, elle transforme l’inconnu en ennemi. Beaucoup se mirent à chasser les petits êtres. D’autres, de façon indirecte, contribuèrent bien plus encore à leur quasi disparition. Les Nutons étaient tellement attachés à la terre qu’abattre leurs arbres, détruire leur forêt se révélèrent des plus efficaces pour les faire fuir. C’était comme leur arracher les poumons, les amputer de leurs membres.
Les premiers hommes avaient conscience de ce lien. Ils remerciaient la Déesse Mère pour ses bienfaits, ses dons, ces fruits qui les nourrissaient. Puis, leurs descendants commencèrent à éventrer la terre de leurs charrues. Ils maîtrisèrent l’art de reproduire les graines. Ils apprirent à transformer les aliments. Le pain ouvrit une nouvelle ère, celle de l’agriculture. Là aussi au début, ce mode de vie se fit en conciliation avec la forêt. Les champs étaient bordés de haies, les friches gardées par quelque arbre vénérable ou une puissante aubépine. Mais plus l’homme se retirait de la forêt, plus il perdait du sacré et s’enfonçait dans l’irrespect. Sa courte mémoire mit de côté le nom des divinités et sa soif insatiable de richesses eut raison des pratiques anciennes.
Je fais partie des derniers Fils d’Arduinna. Vous nous appelez les Nutons. Petits êtres au bonnet rouge, à la peau sombre dont l’essence même remonte le temps comme la rivière à ses sources.
Aujourd’hui, je me rends chez un ami. Depuis quelques années, des humains reviennent à la forêt. Il y a dans ces bois des ermites, des personnes qui ont renoncé à la vie en ville pour vivre au plus près de la nature. Je les observe souvent de loin. L’un d’entre eux réside près de mon trou. Lorsqu’il ne recherche point de nourriture, il passe son temps à dessiner les oiseaux, peindre des paysages forestiers, sculpter un morceau de bois tombé à terre. Une fois par semaine, il quitte la forêt pour aller vendre ses créations et s’en revient avec le nécessaire pour sa survie. Il habite un cabanon qu’il a patiemment construit au fil des mois. Au début, les gardes l’ennuyaient, mais ils finirent par sympathiser et garder son existence secrète. L’homme prend soin des animaux blessés, se lève et se couche avec le soleil. Il a calé son rythme de vie sur la forêt et par cela même a pu communier avec elle. Parfois, il demeure des heures durant assis sur une pierre, les jambes croisées, les mains posées sur les genoux. Il reste là, à fixer l’horizon, le regard perdu, mais l’esprit bien ancré dans ce monde. Il communie avec la nature qui l’entoure et nous ressentons alors tout l’amour qu’il partage avec nous.
J’ai appris à le connaître et à l’apprécier et depuis quelques mois, nous échangeons volontiers à propos de notre belle forêt. Il me parle des hommes et je lui confie les secrets de notre Petit Peuple. D’autres artistes humains, ailleurs, ont tissé des liens avec notre peuple et ils sont devenus, comme lui, des Passeurs. Tiens, je l’aperçois justement, là, assis sur une vieille souche.
- « Bonjour, mon ami ! »
- « Eh bien qui voilà ! Quel plaisir de vous revoir ici, mon petit ami ! J’ai un tas de questions à vous poser. Asseyez-vous près de moi. J’ai là un peu de crème et de miel que vous trouverez, je crois bien, à votre goût. »
- « C’est toujours un plaisir de vous rencontrer et vos attentions à mon égard sont des plus appréciables. C’est avec joie que j’accepte votre invitation et pendant que je goûte très volontiers à vos mets, posez vos questions l’ami, posez vos questions ! »
- « Eh bien, je me demandais, la légende du Mahwot, cette bête qui, dit-on, réside dessous la Meuse. Qu’en savez-vous ? »
Le franc sourire qui avait illuminé le visage du nain devant les victuailles apportées par son compagnon humain avait soudain fait place à une mine bien plus soucieuse.
- « Le Mahwot. Un nom à prononcer tout bas de peur qu’il ne se réveille. Une créature ancienne, Plus ancienne encore que nous ne le sommes, nous, les Nutons. Mais je vais vous dire ce que j’en sais.
Nous sommes nés de cette terre ardennaise. Nous avons vu venir les Aduatuques, les Rèmes, les Trévires et les Nerviens… Nous avons connu les ours et les aurochs qui peuplaient jadis cette immense forêt courant du Rhin jusqu’aux portes de Paris. Nous vécûmes près de deux mille ans en harmonie avec ces peuplades dont les croyances étaient fortement ancrées dans notre belle forêt. Notre territoire couvrait des milliers d’hectares, au-dessus des plaines de Lorraine et de Champagne, sillonné par la Meuse où d’étranges créatures ont trouvé refuge de tous temps. Il en demeure une, terrible, gigantesque. Celle que vous venez d’évoquer : le Mahwot. Gros comme un veau et pourvu d’une tête saurienne dont l’énorme mâchoire est férocement armée de crocs, le Mahwot guette l’enfant insensé qui se met à beugler son nom. Celui-là finira sans nul doute dans l’un de ses estomacs. Mais la bête se montre peu. Fort heureusement d’ailleurs car chacune de ses apparitions est le signe d’un malheur prochain. Ainsi sont les monstres des tréfonds, ils sentent venir le danger, ils s’éveillent au malheur et il n’est jamais bon tirer ces dragons de leur sommeil où, enfouis dans la vase du fleuve, ils rêvent au temps sans temps. »
- « Voilà qui me donne le frisson, mon petit ami. Mais continuez, parlez-moi des êtres qui peuplent cette belle forêt. Ces curieuses créatures qui hantent nos légendes ardennaises… »
- « En réalité, vos légendes racontent beaucoup de choses sur notre peuple mais de bouche en oreille et d’oreille en bouche, bien des vérités se sont déformées. Prenez par exemple les Sarrasins. Ces nains que l’on aurait tendance à confondre avec nous, les Nutons. Pour le fin connaisseur du Petit Peuple, il verrait de suite les différences. Point de barbe chez ceux-là, une langue étrange et une peau de charbon. Ils ne sont pas nés ici mais installés depuis fort bien longtemps. Ils sont moins nombreux que les Nutons, encore plus discrets et, surtout, n’entretiennent aucun lien avec les hommes qu’ils fuient comme la peste. Alors que nous, Nutons, continuons à interagir avec vous en de nombreuses occasions. »
Posant le regard sur le nain portant aux lèvres ses doigts trempés de crème, l’homme, tout sourire, interrompt ce dernier :
- « En effet, je vois le genre d’interaction… »
- « Oui, enfin, bon… », poursuit le Nuton en se léchant les doigts rapidement. « Pour revenir à des choses bien plus intéressantes que ma faible gourmandise, savez-vous que je reviens de la Grotte de Nichet près de Fromelennes. Des cavités longtemps demeurées inaccessibles et qui fascinèrent les hommes. Certains y voyaient même un chemin menant aux tréfonds de la terre. Là aussi les mentalités changèrent la façon de voir les choses. Pour les premiers hommes, nos trous étaient un domaine divin, trouvant même ici un lieu idéal où déposer les corps des défunts, espérant par-là que leurs âmes vagabondes se rapprocheraient des entités protectrices. Quelques siècles plus tard, ces mêmes cavités étaient dénommées la porte de l’enfer et il ne pouvait y avoir que le mal pour résider en de tels lieux obscurs. Voilà un exemple de plus qui prouve que la peur est mauvaise conseillère ! »
- « Oh, il y a des fous partout… »
- « Certes, la beauté immense et sauvage de l’Ardenne a fait basculer plus d’un esprit dans la folie, mais ces fadas sont bien plus proches de la vérité que nombre d’hommes sensés poussés par la cupidité dans la destruction de ce sanctuaire. Car en effet, la forêt des Ardennes est un sanctuaire. Le cœur de notre Mère y bat toujours. Mais ne vous y trompez pas, si la forêt sauvage est d’une beauté sans égale, si l’homme attentif et curieux y trouve toujours de quoi se ressourcer, je vous avertis : il existe en ces bois des créatures de tous genres. Certaines sont inoffensives ou bienveillantes mais beaucoup sont à craindre. Je ne peux vous parler de tous les membres de notre grande famille, tellement les Ardennes sont riches de féerie mais tenez-vous le pour dit. Soyez prudents, n’oubliez point vos offrandes, les formules de permission… Beaucoup sont bien moins aimables que ne le sont les Nutons ! »
- « Je m’en doute, je m’en doute et je reste toujours prudent. Nulle incursion en cette forêt sans débuter par l’offrande sur la pierre plate. J’écoute le cri du geai et le bavardage des pies. Et me tiens à l’écart des lieux maudits. »
- « Et vous faites bien, mon ami. Car notre antique forêt compte beaucoup d’endroits dangereux où le sauvage s’est réfugié. Tenez, par exemple, bien plus au sud de là où nous nous tenons en ce moment, à Montcheutin près de Grandham, il y a une créature, forme étrange et pâle que l’on nomme là-bas l’Homme blanc et qui conduit une meute de bêtes sauvages, de chiens fantômes donnant impitoyablement la chasse aux enfants égarés. Lorsqu’un de ces innocents se promène seul dans la forêt, lorsque votre progéniture se perd en posant le pied en dehors des sentiers et que la nuit vienne à tomber, des grognements lugubres se font vite entendre et la chasse est donnée. Cet Homme blanc apprécie la chair tendre des jeunes humains alors, prenez garde ! Prenez garde et surtout, informez vos filles et fils de l’existence de ce dévoreur d’enfants !
D’autres êtres sont encore à craindre du côté du Lac des Vieilles Forges. A l’est du lac, pour qui se promène la nuit dans les bois proches d’Etrepigny ou aux Mazures, près du pont des Aulnes, un lieu magique s’il en est, il percevra sans aucun doute des cris à vous glacer le sang. Ces cris ne sont ni ceux de la chouette, ni ceux du renard et s’ils ressemblent un peu aux sons que peuvent émettre les fouines, ils s’en dissocient par leur caractère souvent plus profond, guttural et plaintif. Ils sont indescriptibles à celui qui ne les a jamais connus. Et ceux qui les ont déjà perçus ne peuvent les oublier. Ils vous prennent aux tripes et il n’est pas rare qu’une crise de panique vous tétanise. Mais cela n’est rien à côté du fait de les apercevoir. Car les Ouyeux ont des corps de bêtes à têtes d’hommes ou d’hommes à têtes de bêtes. Ils se déplacent ainsi, en groupe de créatures repoussantes, innommables et terrifiantes. Une telle rencontre vous fera sombrer dans la folie à coup certain ! »
Le Nuton dévisageait l’homme qui avait maintenant le teint blême. Peut-être avait-il été trop loin en lui parlant des monstres qui peuplent la forêt. Il ne se doutait pas qu’à l’évocation de ceux-ci, d’autres créatures avaient surgi des souvenirs d’enfance du Passeur :
- « Mes oreilles entendent vos récits et mon sang se glace devant tant de fantômes errant en ces bois. Je me souviens qu’enfant, mes aïeuls me mettaient en garde contre de terribles créatures qui résidaient dans les trous d’eau, les puits et les carrières abandonnées. Ce sont les Pépés portant griffes ou crochets et qui happent l’enfant curieux ou par trop téméraire qui se pencherait sur l’eau afin d’y admirer son reflet ou tenter de percer ce miroir de l’Autre Monde. »
- « Oui, mon ami, ils font partie de la grande famille des gardiens de l’eau. Derrière chaque créature, aussi terrifiante soit-elle, il y a une raison, un trésor à préserver, un danger à éviter. L’eau est un élément présent partout dans nos Ardennes. Sans elle, rien ne pourrait être. Elle transperce l’épaisse couche de grès et d’argile, suinte du sol depuis les larges nappes phréatiques et transpire de la forêt au travers d’innombrables sources formant ruisseaux et filets traçant leur chemin jusqu’à rejoindre un fleuve. Ces rivières où grandissent les tritons, où pondent les salamandres ont vu défiler tant de paysages. Car l’Ardenne a changé de visage au cours de son histoire dont le plus récent épisode a été l’apport de ces épicéas et leur bois précieux aux galeries des mines humaines. Au nord, le charbon valait de l’or. Là aussi, dans ces souterrains, des nains d’une tout autre espèce veillaient sur les mineurs, frappant les parois, leur indiquant tantôt un filon à exploiter, tantôt un danger imminent, coup de grisou ou effondrement. Une nouvelle fois, l’homme décidait du sort de notre forêt, mais fort heureusement les résineux ne remplacèrent pas tous les feuillus et dans le sud et l’ouest, on trouve encore des chênes robustes, des hêtres majestueux et quelques arbres presque aussi vieux que nous le sommes. C’est dans ces vieilles parties de la forêt que le nouveau dieu, ce cerf à la croix lumineuse peut s’apercevoir. L’animal divin partage son règne avec un autre animal symbolique des Ardennes : le sanglier. Deux belles bêtes, robustes, puissantes. Deux forces de la nature. »
Le Nuton avait à peine formulé ces derniers mots que les deux palabreurs voient s’avancer vers eux un cerf. Le cervidé se dirige alors vers un jeune chêne à leur droite pour en brouter le feuillage. L’animal interrompt de temps à autre son repas pour lever la tête. Ses bois portent des andouillers dont l’écart donne à penser qu’il a plus de quinze années. Derrière lui, à quelques pas, des biches suivent le mâle dominant et un jeune faon sort timidement des fourrés. Le petit a deux semaines tout au plus… Il s’approche du Nuton et de l’homme. Le lutin se lève et pose délicatement la main sur le museau de l’animal. Le faon se laisse caresser et le cerf ne bronche pas. Les animaux connaissent la bienveillance des Nutons à leur égard. Il n’est point rare qu’ils recherchent même leur aide lorsqu’une blessure se fait trop profonde pour qu’ils puissent la soigner. Les lutins connaissent tous les secrets des herbes et un cataplasme posé sur la plaie de l’animal blessé le ramène très vite sur la voie de la guérison. Les cerfs ne craignent pas les lutins. Il en va de même du sanglier, les Nutons approchent sans danger les marcassins alors que la laie est connue pour son instinct protecteur hors pair vis-à-vis de ses petits.
Au bout de quelques minutes de silence pendant lesquelles nos deux amis eurent tout le loisir d’observer ces magnifiques habitants de la forêt, les mammifères reprirent leur chemin et disparurent sous les feuillages. La conversation reprit son cours :
- « J’aimerais encore vous parler de cette colline qui se dresse entre Margot et Sedan… »
- « Le Mont Saint-Walfroy ? »
- « Oui, c’est bien de cela qu’il s’agit. De cet endroit où les hommes ont sans cesse voulu ériger leur église, détruite par le temps et les bombes et perpétuellement reconstruite. Une obsession qui cache le désir d’effacer une autre croyance qu’en leur dieu unique. Celle envers la forêt elle-même, cette Diane chasseresse apportée par les conquérants romains mais que les premiers peuples connaissaient sous l’appellation d’Arduinna. La protectrice des animaux et de tous les êtres cachés de cette forêt. Oh, il demeure bien des traces de cette ancienne divinité païenne. Un visage dans un tableau peint par quelque artiste fait encore deviner sa présence. Plus loin, une statue de dame blanche… Son regard s’étend sur les Ardennes… Il affiche un air affable, comme celui d’une mère pour ses enfants et derrière les traits de cette déesse d’un autre temps, je revois le doux visage de notre Mère… Et puis, pour celui dont l’âme est ouverte à l’invisible, il y a ce chant, ce murmure, ce souvenir qui persiste dans les airs. Un sentiment unique qui vous prend à la gorge, vous picote les yeux lorsque tout en haut du mont, votre regard se pose sur l’immensité verte, y suit le dessin sinueux de la Meuse. Cette présence bienveillante, protectrice a traversé les siècles, a résisté aux multiples transformations, aux effigies que lui ont donnée les hommes, aux diverses réincarnations de son essence. Ce vieil arbre aux branches noueuses qui abrite un nid d’écureuils, c’est elle. Ce parfum de verdure qui calme nos douleurs, cette mousse épaisse où se dépose la rosée et dont s’échappent les brumes des matins d’automne, encore elle. Cette belle Oriande, fée protectrice de nos Ardennes qui connut tant d’aventures aux côtés de Maugis, qui guida les pas du Cheval Bayard et d’autres animaux légendaires, toujours elle. Arduinna… »
- « J’entends tout cela. Et je ne peux qu’adhérer à vos paroles car c’est exactement cela qui m’a poussé à venir vivre ici, sous la ramure des chênes. Ici, je communie avec la nature et me réalise complètement. Mais parlez-moi encore, voulez-vous, de votre peuple. Je ne me lasse pas t’entendre vos histoires. Tenez, vous les Nutons, je vous connais pour être d’habiles artisans. Vos dames s’occupent des paniers de linges abandonnés au crépuscule à l’entrée de vos grottes et nous les rendent remplis de draps immaculés, de vêtements d’une propreté sans égale. Habiles blanchisseuses, ce sont elles qui préparent aussi ces plats délicieux dont les parfums interrogent le randonneur qui hume ceux-ci, salivant à tout va, sans parvenir à comprendre d’où peut donc s’exhaler de si bonnes odeurs gourmandes. Enfin, ces petites dames au joli bonnet plissé reçoivent encore nos offrandes, collectent les pains et galettes, le miel et le lait laissés à votre attention devant les trous du Reviau, du Frontal ou de la Gatte. »
- « Tout cela est bien exact. Vous êtes bien renseigné ! Savez-vous que de nos jours encore, quelques anciens déposent leurs couteaux à la lame émoussée, leurs faux, faucilles et hachettes qu’ils s’en viennent rechercher à l’aube, gardant pour eux ce secret de peur que le révéler les conduirait de suite à l’hospice. Mais, les pauvres fous, ce sont les autres ! Ceux qui délaissent vos anciens et qui ne voient plus dans leurs légendes que sornettes et rumeurs babillardes alors que derrière ces croyances et superstitions se cache la vérité de notre présence. Et l’oubli est mauvais, mauvais ! L’incrédulité et l’ignorance poussant aux mauvaises rencontres. Comme ces pauvres êtres qui, du côté d’Hannogne-Saint-Rémy, entendirent les cris des Annequins. Terribles créatures que ceux-là, hantant les bois, les vallées des Ardennes et tout l’ancien territoire de l’antique forêt jusqu’au cœur des terres champenoises. Leur courroux portait le malheur partout où ils passaient. Une volée d’Annequins au-dessus d’un champ bien gras et fécond transformait celui-ci en une terre maigre et stérile. Tomber sur une de leurs rondes endiablées et y poser le pied vous entraînait irrémédiablement dans une danse qui ne cessait qu’avec votre décès. Il faut prendre garde à ces Annequins, par temps de grand vent, lorsque la tempête pointe, il n’est pas rare d’entendre une nuée de ceux-là passer au-dessus des toits poussant leurs cris féroces. Quiconque sortirait à ce moment précis se ferait enlever dans les airs sans jamais plus retourner en son foyer. »
- « Fort heureusement, tous ne vous ont pas oubliés. Je connais, au voisinage de Monthermé, une jeune fille qui vient chaque jour déposer à votre attention un petit pain rond recouvert d’un miel délicieux. La damoiselle est d’ailleurs tout aussi délicieuse… »
- « Attention, dans ce cas, qu’elle ne rencontre pas les fameux Couziettis. Ceux-là sont passés maîtres dans un jeu des moins plaisants. On les connaît pour hanter les bords du ruisseau des Goulets entre Cornay et Chatel-Chéhéry. C’est là qu’autrefois les femmes et filles des villages venaient laver leur linge. Elles descendaient vers le ruisseau, leurs paniers lourds de vêtements et de draps. Elles avaient l’habitude de s’y rendre en grand nombre car elles savaient que si une femme y venait seule ou pauvrement accompagnée d’autres membres de la gent féminine, les Couzziettis bondiraient des roseaux pour les courser, les frapper, les griffer voire pire encore… C’est arrivé plusieurs fois et les hommes voyant revenir leurs femmes battues et écorchées descendirent à leur tour vers le ruisseau, fourches à la main, sans qu’ils n’y décèlent la moindre trace de ces satanés lutins. Ces derniers ayant également emporté les paniers et le linge pour leurs propres usages. Du côté de La Hardoye et de Rocquigny, c’est un tout autre énergumène qui effraye ces dames et demoiselles. Beaucoup moins redoutable que les Couziettis, le Houzier est un sacré farceur. Gare à la coquetterie, car rien n’amuse tant le Houzier que d’éclabousser de boue la plus belle robe d’une dame ou la petite fille se rendant à quelque fête ou bal. Elles finiront toutes crottées, barbouillées, voire le nez dans l’eau boueuse du ruisseau, le Houzier s’éloignant dans un rire moqueur accompagné de son clapotis caractéristique. »
- « Du côté de Bogny, un autre membre du Petit Peuple ardennais a la plus mauvaise réputation qui soit. On le connaît sous le nom du Pie-Pie-Van-Van. Savez-vous d’où vient cette étrange dénomination ? »
- « Aucune idée. Les gens trouvent parfois d’impossibles sobriquets à ceux de notre peuple. Mais je connais bien le Pie-Pie-Van-Van. Ce lutin espiègle, de fort petite taille, a l’habitude de se cacher dans les grandes touffes d’herbes épaisses ou dans ces bouquets de joncs qui parsèment les prés humides. Malheur à celui qui s’aventure seul par temps de brume ou lorsque le ciel du soir tombe sur la campagne, les rayons du soleil troublant la vue de leurs caresses horizontales, colorant les nuages d’un rose pâle mêlé de teintes rougeoyantes tandis qu’ils éblouissent les regards et sèment le trouble en nos esprits. A l’heure où s’allongent les ombres ou bien encore à celle où les premiers chants d’oiseaux retentissent, le promeneur solitaire a tout à craindre du Pie-Pie-Van-Van. Alors que l’homme pose ses pas prudemment le long de ces prés humides, veillant à ne pas sortir du chemin au risque de s’embourber dans un des nombreux marécages, le voilà qui s’écarte malgré lui du précieux sentier. Les raisons sont multiples : il croit entendre un de ses voisins ou de ses enfants l’appeler ; il distingue un être, de petite taille, le hélant et le sommant de lui porter secours ; il est attiré par un objet brillant et appâté par la soif de l’or ou du diamant et tout autre stratagème des plus élaborés que le lutin a inventé, car bien évidement, c’est toujours lui qui se dissimule derrière ces tours. La malheureuse victime du Pie-Pie-Van-Van, se dirige alors vers cet appel, ce cri, cette vision pour tomber inexorablement dans l’affreux piège du lutin. Il ou elle finit toujours par s’enliser dans quelque marais ou s’étaler dans une rivière. Alors, le lutin se montre enfin clairement et d’un bond saute sur la tête de sa victime, bondissant et rebondissant tout en laissant échapper un « Noyé ! Noyé ! », ponctué de rires moqueurs. »
- « Il est exact que telles sont les créatures qui demeurent en ce territoire qui a su conserver tout le pouvoir du sauvage. Les légendes nous révèlent tant de choses sur cette forêt et ses alentours, tant de découvertes époustouflantes, de mystères irrésolus. La forêt des Ardennes est encore peuplée de fantômes comme le dénommé Point Parle qui apparaît au détour d’un chemin, longue silhouette sombre munie d’un bâton. Aux formules de salut et de politesse, celui-ci jamais ne répond. Les bonjours et les bonsoirs s’évanouissent dans le silence. Et ni l’insistance, ni l’agacement ne parviennent à lui soutirer le moindre mot. Compagnon taciturne d’une promenade le long des sentiers de Logny-lès-Chaumont, il finira toujours par disparaître comme il est apparu, sans que l’on devine d’où il vient et où il va…J’en ai fait l’expérience une fois. Et sa disparition pose encore plus de questions que de le voir surgir de nulle part. Cela nous laisse pantois, seul face à cette improbable altérité. »
- « Une improbable altérite. C’est exactement ça. Il y a chez vous, les hommes, le sentiment de vous croire seuls au monde. C’est ce qui vous empêche de voir, d’entendre, de comprendre. Certains, peu nombreux, font l’effort d’ouvrir leur esprit au monde, mais la très grande majorité va plutôt s’effrayer de notre façon d’être. Par exemple, les changelins. Vous n’y voyez qu’une pratique qui consiste à enlever vos enfants, mais si nous échangeons un des vôtres contre l’un des nôtres, c’est pour tisser des liens. Aussi un moyen de mélanger nos races afin d’assurer nos descendances. Car, je ne le nierai pas, nous sommes de moins en moins nombreux. De même que la forêt autrefois s’amenuisait sous la hache des hommes, notre peuple se réduit de siècle en siècle. Le changelin était devenu une nécessité, mais si de notre côté, nous accueillions vos fils et filles avec bienveillance, vous vous effrayiez de l’aspect des nôtres, de notre peau fripée, de notre regard perçant, de nos incessantes grimaces. »
- « Et cette histoire de coquilles remplies d’eau déposées sur le poêle ? »
- « Parlons-en justement ! Encore une de vos ruses hypocrites pour nous faire parler et avouer notre grand âge. Vous placiez ces petits pots fumants près du berceau, ce qui ne pouvait que provoquer notre étonnement. Une fois la parole prononcée, les nôtres venaient immédiatement nous récupérer, le charme était rompu et votre enfant rendu.
- « Avouez que dans ce cas, la pauvre mère avait bien raison de vouloir retrouver sa progéniture… »
- « Hum. Peut-être… Soit ! Mais si la joie se lisait en vos yeux, de notre côté, tout n’était que colère et incompréhension. Nos peuples divergent tant. J’ai peur que toutes ces différences ne rendent inconciliable notre rapprochement. Ce sont elles qui nous ont toujours tenus éloignés de vous et toujours elles qui ont poussé les vôtres à nous craindre et nous chasser. Vous aimez pointer du doigt notre savoir-faire, notre travail du cuir et du fer. Vous portez à nous vos chaussures à réparer, vos casseroles embossées et vos couteaux à affuter. Vous appréciez nos airs d’enfants malicieux. Vous placez en vos jardins des petits êtres de terre cuite affublés de chapeaux pointus et de bouilles souriantes et sympathiques, imitant notre apparence, mais vous effacez le reste de notre personnalité. Vous nous rejetez sans même chercher à nous comprendre. Vous êtes sélectifs, c’est votre façon d’être à vous, les humains. Vous agissez de même avec la nature et cette belle forêt des Ardennes. Vous appréciez sa beauté, vous admirez la fleur sauvage et nommez cette même fleur « mauvaise herbe » lorsqu’elle s’invite dans votre jardin. Vous humez les parfums de la forêt et répandez le poison dans vos champs, le long de vos trottoirs. Vous fixez des frontières, séparez toutes choses. Heureux le jour où vous comprendrez enfin qu’il faut penser le monde comme un tout. C’est le tout qui est magnifique, ses parties n’en sont que reflets. Il vous faudra aimer la rose et l’épine, la mûre et la ronce avant de pouvoir s’approcher de nous. Sinon, nous sommes condamnés à disparaître, pour toujours. »
- « Je vous rejoins, mon petit ami. Mis à part pour cette histoire de changelins mais pour le reste, vous avez parfaitement raison et je suis le premier à m’en plaindre. Sur ce, voilà que le soleil descend. Admirons ensemble, si vous le voulez bien, ce spectacle grandiose qui colore les feuillages d’or et de pourpre. Taisons ici nos réflexions sur le monde pour profiter pleinement de ce spectacle quotidien dont je ne peux me lasser. »
- « Volontiers, mon ami, volontiers… »
Sur ce dernier échange, les deux êtres s’allongent confortablement côte-à-côte. Depuis leur matelas de mousse improvisé, les deux compagnons observent le ciel à travers les feuillages. Le soleil s’éteint doucement et un autre spectacle tout aussi merveilleux prend place. L’oreille bercée par les chants nocturnes, les deux observateurs plongent leurs regards dans ces milliards de petits soleils. Alors, le Nuton sort quelques herbes sèches de sa poche et les glisse dans la petite pipe en terre qui toujours l’accompagne. Si l’homme couché à ses côtés avait pu lire les pensées de son minuscule ami, il aurait entrevu ce grand chêne sous lequel les nymphes des bois dansaient, leurs corps graciles dissimulés sous de larges voiles blancs. La pâleur de leurs visages rehaussée de la couleur chatoyante de leurs couronnes de fleurs printanières. Des lapins, des écureuils et même une famille de blaireaux s’étaient joints à ce ballet féerique, cette ode dansante à la vie. D’autres souvenirs tout aussi agréables peuplaient les rêvasseries du lutin… Il y avait cette fée, grande et belle qui parlait aux oiseaux. Elle avait l’habitude de venir s’asseoir au pied d’une très vieille aubépine et les divers volatiles qui peuplaient la forêt venaient quémander ses caresses ou la gratifiaient d’un chant mélodieux. Enfin, il y avait ces enfants, dont les rires francs et l’innocence partagée forçaient l’admiration. Les Nutons les observaient tantôt en silence, se réjouissant de leur émerveillement devant une chenille colorée ou le passage d’un chevreuil, tantôt s’approchaient des gamins, choisissant l’un des leurs, isolé, pour se montrer et partager ses jeux, ses rires et ses goûters. Puis, ceux-ci grandissant, ils se détournaient de leur secret, oubliaient jusqu’à l’existence des petits êtres des bois.
Le Nuton se relève doucement. Avant de quitter la bonne compagnie du Passeur, il jette un dernier regard sur la forêt alentour. Ses yeux vont bien au-delà des simples feuillages. Il voit l’entièreté de ce territoire traversé de cours d’eau transpirant la vie. La Somme, l’Oise, la Serre, la Péronelle… Leur courant emporte ses souvenirs pour les lui ramener au moindre clapotis. Oh, il aime sa forêt ! Sa faune et sa flore, le bruissement des feuilles, le murmure des fées et le parfum des sous-bois. Ah si seulement les hommes pouvaient toucher cette extase…
Au plus profond de son cœur, le Nuton réaffirme sa fierté d’appartenir à ces terres. Il est fils d’Arduinna. Sa mère est la forêt. Un tout, indissociable.
FIN