La Grande Interview de l’Elficologue Pierre Dubois – extrait n°3
La Grande Interview de l’Elficologue, la suite (3)
Pierre Dubois : Mon vrai coup de Trafalgar, ma grande admiration, ce qui a illuminé mon goût pour le fantastique, c’est le jour où, j’étais déjà un peu plus grand, ma mère n’avait pas trouvé de Bob Morane à m’ramener et elle avait vu le dernier Marabout et c’était un Jean Ray. Et j’ai fait connaissance avec Jean Ray la première fois en lisant les 25 meilleures histoires noires et fantastiques en Marabout. Le poids du bouquin, je l’ai encore dans les mains, j’ai encore sous les yeux la couverture. Et, ce qui est d’autant plus curieux, soudainement, j’en ai une souvenance terrible… J’étais enfant, mes parents étaient partis en course, m’avaient laissé tout seul, et il faisait sombre, noir dans cette petite cuisine et ils m’avaient laissé la radio et j’avais trafiqué la radio et j’étais tombé sur la RTB ou je ne sais quelle chaîne et il y avait un comédien qui lisait un texte terrible : l’histoire de quelqu’un qui rentrait chez lui et l’horloge qui d’habitude faisait « tu es là, je suis bien contente. Tu es là, je suis bien contente »… Cette fois-là le type rentre et il n’entend pas l’horloge qui d’habitude l’accueille et en fait il s’est trompé de maison. Il est un intrus dans la maison. C’était une nouvelle de Jean Ray, je savais pas mais cette histoire-là m’avait frappée, était restée ancrée dans ma mémoire, et quand j’ai lu ce bouquin, j’ai retrouvé cette histoire qui m’avait fait fantasmer, m’avait fait peur dans mon enfance. Je retrouve Jean Ray et pour moi Jean Ray a été une révélation. Quelque temps, quelques années après, est sorti Malpertuis en même temps que les Derniers contes de Canterbury, c’est l’exemplaire que j’ai conservé, avec cette couverture où tu revois la fameuse cotte d’armes de cette taverne… Là, elle est pas battue par les vents dans les landes mais elle est quand même dans une ville , Canterbury ! J’y suis allé d’ailleurs, une ville dévorée par les ombres… Et en même temps, il y a eu Malpertuis, les deux d’un coup, ça a été un véritable bonheur. Après, j’ai découvert Seignolle, avec la Malvenue, Marie la louve…
Richard Ely : Tu as quel âge à cette époque ?
Pierre Dubois : Je devais avoir quatorze ans. Et là, ça a été… Tu vois, je le renifle encore ce vieux papier, ce vieux papier jaunâtre… J’ai adoré son style. Les Noces de Mademoiselle Bonvoisin, Irish Stew, le Docteur Canivet raconte. Il y avait des noms incroyables. Imprononçables…
Richard Ely : Est-ce qu’avant Jean Ray, le côté « histoires d’épouvante, ghost stories », c’était quelque chose que tu connaissais ou étais-tu limité aux aventuriers, aux pirates…
Pierre Dubois : Il y a eu le Chien des Baskerville de Conan Doyle. Là aussi un bouquin-clé. La preuve est que je suis aller par la suite dans le Dartmoor chercher les traces de ce qui avait inspiré Conan Doyle pour le chien des Baskerville. Ça a été aussi une révélation, le personnage de Sherlock Holmes, étonnant… Il y a donc eu de suite ce goût pour l’Angleterre, la lande, le Dartmoor, les docks de Londres. Côté bande dessinée, il y avait la Marque jaune aussi qui donnait l’envie d’être à Londres, puis il y a Dickens, Oliver Twist. Et puis Hyde et Jekyll, j’avais lu aussi Hyde et Jekyll, de Stevenson. Donc je savais que les histoires de fantômes étaient très ancrées en Angleterre.
Richard Ely : Et donc Jean Ray pour toi, c’est…
Pierre Dubois : Jean Ray c’est un écrivain qui comme pour Gaston Bachelard, j’ai envie d’y revenir régulièrement. Je prends plaisir à lire et à relire, je le savoure comme un bon whisky, un bon vin, ou un paysage que tu as aimé et que tu retrouves intact et qui s’enrichit aussi par l’âge que tu as pris. Tu ne le vois plus de la même manière. Alors quelquefois, tu peux être un peu déçu et puis tu reviens un mois ou deux après et il est là, il t’accueille à nouveau et il te rassure. C’est bien d’avoir des repères comme ça, des îles, des îlots, des endroits où tu t’installes. Et puis, selon la saison aussi, y a des bouquins que je vais lire l’été, comme les bouquins de piraterie. Par contre, il y en a d’autres, les histoires de fantômes, dès que l’automne arrive, j’ai envie de retrouver le fauteuil, la pipe et le coin du feu. J’ai une cheminée maintenant, là aussi, enfant, il me manquait une cheminée. Il y avait le feu, le poêle, mais quand il n’y a plus eu le poêle, je disais toujours que plus tard, j’aurais une cheminée… L’âtre… Quand je lisais que les héros rentraient d’une chevauchée à travers la lande, à travers les bois menaçants, qu’ils étaient complètement trempés par les trombes d’eau, glacés par les vents froids et qu’ils arrivaient dans la taverne, ceux-ci se mettaient toujours le derrière au feu, ils enlevaient leurs tricornes et remontaient les basques de leurs habits, et se chauffaient les fesses. Je ressentais cela, vraiment… Je crois que le goût du whisky me vient de la littérature, le fumet, l’idée de fumer la pipe me vient des récits, le goût du couteau, du poignard me vient de l’île au trésor, du coutelas… C’était pas un poignard, il sortait son coutelas ! C’était l’époque bénie des beaux mots. On peut souvent me dire que j’emploie des mots un peu inusités, un peu vieillots, précieux etc., mais c’est le goût de ce que j’ai lu. Y avait des bouquins qui me tombaient des mains, je trouvais cela mal écrit. Je déteste l’écriture blanche, l’écriture scénario. Stephen King m’emmerde prodigieusement, c’est plat, y a rien. C’est écrit à la machine, pire maintenant, dis-moi le mot…
Richard Ely : Au clavier d’ordinateur ?
Pierre Dubois : Oui, c’est ça et ça m’emmerde. On le sent, il fait un scénar, il est entrain de ramener des images de film, il boucle son chapitre en se disant que le lecteur va de suite aller au suivant. Non, je préfère un bouquin qui traîne, qu’à la fin du chapitre on se dise justement : « Mais qu’est-ce qu’il a raconté, où va-t-il nous emmener ? Il nous perd… ». Des digressions, le bouquin ne va pas dans la direction qu’on désire. C’est pour ça que j’aimais beaucoup les bouquins picaresques, j’ai pris beaucoup de plaisir à lire Tom Jones de Fielding, Smollett, tous ces romans où on entraîne un héros et on le perd. Chez Dickens aussi tu as ça, tu commences sur un personnage puis tu passes à un autre. En fait, tu suis la vie. Il y a quelque chose d’une réalité. Tu ne sens pas le scénario derrière, tu ignores même s’il y en a un finalement… Ce genre de scénar qui te dit qu’on va faire trois cents pages, que ça va rentrer dans telle collection. Non, il écrit parce qu’il se raconte, il ne prend pas le lecteur pour un nœud-nœud. Il raconte comme une confidence. Comme au coin du feu. Et puis, il y en a qui somnolent, qui reprennent après. On peut s’arrêter cinq minutes pour boire un coup. Discuter de la pluie et du beau temps et puis on recommence. Et c’est ce que j’ai trouvé avec Jean Ray. Et ce vocabulaire….Quand j’étais enfant, on parlait de cabestan, on parlait de miséricorde, du mat d’artimon. On perd cette valeur. Je sais bien car j’ai écrit pour des jeunes… A un moment donné, mon éditeur me disait qu’il fallait simplifier, ne pas écrire mat d’artimon c’était trop difficile. Mais les dictionnaires, ça existe ! Et les enfants, si on appauvrit sans cesse le vocabulaire, ça va être encore pire. Là, c’était autant de mots magiques, c’était des acadabras, c’était des mots qui faisaient rêver et comme tu connaissais pas la signification, tu allais chercher dans le dictionnaire ou tu imaginais une signification mais ça t’ouvrait des portes. Ce mot quand tu le disais tout haut ou dans ta tête, résonnait longtemps. Il t’amenait un petit peu comme par ricochets, il t’amenait à rêver davantage. Il faisait vivre la phrase encore plus. Tu as Daniel Boulanger aussi qui a écrit des nouvelles ciselées comme ça.