Interview Claudine Glot pour Les Fées ont une Histoire…
Les Fées ont une Histoire…
A l’approche de Noël, on voit souvent fleurir de grands et beaux livres féeriques. Pour ouvrir ce bal des fées 2014, Claudine Glot vient de nous offrir un livre d’emblée précieux. Paru aux éditions Ouest-France, « Les Fées ont une Histoire » retrace pour nous le parcours de l’image de la fée depuis le Moyen-Âge jusqu’à la Grande guerre. L’écriture fine et savante de l’auteur est agrémentée d’une très belle iconographie, succession de tableaux et portraits tous plus féeriques les uns que les autres. Un livre complet, riche et délicieusement mis en page. Rencontre avec son auteur, Claudine Glot.
Le livre est une vraie réussite et son contenu fait naître de multiples questions. Quelle est l’idée à l’origine de cet ouvrage ?
Je savais que cet ouvrage amènerait beaucoup de questions, dans la mesure où il ne traite pas de la féerie sur le mode encyclopédique ni sur le mode du conte. Je l’ai voulu comme un parcours sur la présence de la fée dans une large part de notre imaginaire, et son émergence dans la littérature et les arts. Autrement dit, à travers les formes multiples sous lesquelles nous l’évoquons, quelles sont les questions auxquelles la féerie nous aide à trouver une réponse. Je ne tente pas de décrypter le monde des fées vues de l’intérieur, je ne fais pas œuvre d’elficologue. D’autres plus talentueux ou plus érudits que moi en ce domaine ont fait d’estimables et beaux travaux, dans le sillage ouvert par notre cher Pierre Dubois. Ici, j’ai voulu me pencher sur le mystère pour moi initial : que nous dit la fée, pourquoi avons-nous besoin d’elle ? Ce faisant, je me suis amusée à poursuivre ses résurgences à différents moments de notre histoire, dans des contextes sociaux, artistiques différents.
Le mystère de la fée réside à mon avis dans ce qu’il provoque, convoque, révèle des hommes et femmes qui s’y sont attachés. Il est parfois léger, comme une promenade dans un monde enchanté, parfois, je pense, il insiste sur des questions plus graves.
Votre livre prend le parti de l’Histoire « littéraire » des fées, du moins une histoire en grande partie laissée entre les mains de l’élite, la noblesse, la bourgeoisie… Parce que c’est là votre principal point d’intérêt de la féerie ? Parce que, pour vous, l’influence de l’image de la fée est avant tout artistique, un peu politique aussi, mais moins populaire ? Parce que seuls ces gens-là maniaient la plume et donc ont pu transmettre l’écrit ? Ou tout simplement car c’est là l’influence majeure dans le parcours de la définition des fées telles qu’elles se présentent à nos yeux aujourd’hui ?
Oui, à l’évidence, nous aurons encore longtemps du mal à savoir ce que croyaient, ce que se racontaient les paysans, les ouvriers et manouvriers, les bourgeois.
Si quelqu’un peut me dire quelle est l’image populaire (et si ce témoignage vient directement d’une source dite populaire) de la fée au Moyen Âge, ou si l’on peut m’expliquer quel en est le ressenti ou le vécu dans les campagnes du XVIe siècle, par exemple, je suis tout à fait preneuse. Je remarque, simplement, je m’étonne et je souligne, l’intérêt et la mainmise de certains des puissants sur le personnage féerique, avec ce que cela implique dans une société très chrétienne. Pour ces périodes, je ne peux travailler que sur ce qui est accessible, c’est-à-dire l’écrit. Quand on arrive à retracer l’histoire de certains contes, on voit combien leur parcours est un va-et-vient, un précipité de culture savante auquel l’oralité rend une forme populaire – ou le contraire. Et les survivances des anciennes religions (je pense majoritairement aux racines celtiques, si présentes dans la féerie), si elles sont devenues populaires, émanent de ceux qui tenaient la fonction religieuse ou culturelle. Alors, peuple ou élite ? On voit, dans les thèmes folkloriques, combien ils peuvent être influencés par l’actualité, la mode, parfois très récente. D’où mon choix. Image comme textes sont le fait d’une culture de l’élite. On peut le regretter… ou s’en réjouir. Mais les faits sont là. Le folklore n’entre en jeu qu’à la fin du XVIIIe et surtout au XIXe. Même si les auteurs des siècles précédents se réclament de la voix populaire – et l’on connaît maintenant assez bien l’illusion du procédé littéraire, entretenue par les XVIIe et XVIIIe siècle, des contes recueillis auprès d’une figure tutélaire paysanne – on ne sait jamais quelle en est la proportion ni ce qu’il a de parti-pris et d’attitude convenue. La bourgeoisie intervient plus tardivement que la noblesse dans ce développement du goût pour la féerie, dans le recours au monde surnaturel. Mais dès l’invention de l’imprimerie et la mise à disposition des romans, elle manifeste le même goût que la noblesse, tendance qu’elle perpétuera lorsque celle-ci s’en détachera pour se tourner vers le renouveau de l’Antiquité.
Je n’ai pas non plus rédigé une histoire des pratiques et des croyances rurales liées au monde des fées et des esprits. D’autres l’ont fait, bien et largement. Je voulais souligner un recours au monde des fées particulier et qui persiste, en changeant de forme, à travers l’Europe, du XIIe au tout début du XXe siècle. Mon propos, je le redis : pourquoi a-t-on besoin des fées, que leur faisons-nous dire, qu’expriment-elles que nous ne saurions pas dire autrement ?
On fonctionne depuis longtemps sur un ensemble de clichés : vieille conteuse/vieux conteur, coin du feu, récit populaire pur… Le XVIIe siècle en a fait son prétexte, le Romantisme l’a repris – mais regardez de près les collectages des frères Grimm. Rien n’est si simple et ces derniers (les Grimm), dans un accès de rigueur un peu nationaliste, on partiellement épuré leurs contes de tous le éléments « étrangers », contes français, contes italiens, souvent d’origine littéraire, dont la culture « populaire » s’était rapidement emparée et qu’elle avait transformés d’une manière qui nous enchante encore.
A lire votre livre, on a l’impression qu’il s’est passé une sorte de relais au fil des siècles entre la France, l’Allemagne et l’Angleterre. Chacun de ces pays enrichissant et modifiant l’image de la fée. Comment expliquer cet échange, ces rebonds ? Et quid des autres pays européens ?
Là encore, il faut faire la part des choses : comme je vous l’ai dit, je travaille sur ce que le passé nous a laissé. Il aurait été intéressant d’apporter plus de détails, certes, mais il y a dans l’édition d’un livre des contraintes qui n’ont rien de féerique. Il s’agit aussi d’un livre destiné à un public que j’espère élargi, pas forcément spécialisé.
Je n’ai pas fait une recension exhaustive, j’ai souligné des phases importantes, celles qui me paraissaient décisives. Je souhaitais mettre en valeur la réincarnation de la féerie au fil des lieux et du temps, avec les manifestations nouvelles qu’elle suscitait. M’intéressaient l’apport de chaque nouveau territoire conquis par le conte et la fée, la façon dont se modifie, se transforme, se complète à travers ces pérégrinations l’image et le rôle du personnage féerique.
Ainsi, donner une teinture plus éthérée ou plus charnelle à la fée, ou passer du récit long au récit court, voilà qui n’est pas sans importance. On n’est pas dans : « qu’importe le flacon pourvu qu’on est l’ivresse ». Le flacon joue un rôle et les formes de la fée sont ‘signifiantes’. Soyons bref et clair : la fée s’impose comme une image de liberté et son parcours à travers les époques fait partie de cette recherche de liberté.
J’ai donc tenté de saisir les phases importantes, les évolutions et le renouvellement, que ce soit dans la forme, au sujet du public concerné, ou dans ce que la littérature et l’art liés au monde des fées révèlent, dénoncent ou annoncent de leur temps.
Ainsi, pour le passage du Moyen Age à la Renaissance (passage bien arbitraire), je n’ai pas une explication toute faite sous la main ; pas plus qu’un mode simplifié pour expliquer la naissance du roman. Dans le cas de la France et de l’Italie, on pourrait convoquer le type de société, de gouvernement, les bouleversements religieux du XVIe siècle, on ne trouverait pas pour autant le « pourquoi » profond du phénomène littéraire.
Ce qui m’a paru intéressant, c’est l’apparition de la forme courte du conte, puisque jusqu’à la fin du Moyen Age, « conte » est plutôt employé pour des formes longues. De même, le ton irrévérencieux, satirique, des contes italiens est une nouveauté. Là, il se passe quelque chose. C’est aussi là que l’on trouve la première source de bien de contes qui seront maintes fois repris, auxquels la forme nouvelle que leur donnent les auteurs va leur permettre de durer.
J’insiste lourdement, je sais, mais ce livre n’est pas une recension exhaustive de l’histoire du conte de fées et de l’approche de l’univers féerique. Les fées ont UNE histoire… On peut sans doute en écrire une autre, après tout.
J’ai aussi mis en valeur une autre inflexion, extrêmement importante, décisive même dans notre vision de la féerie aujourd’hui, celle de Shakespeare, avec la miniaturisation des fées et sa façon, très anglaise et très fructueuse, de mêler tradition héritée du Moyen Age, traditions qu’il assure populaires et Antiquité classique. Un talent que nous n’avons pas eu en France, et c’est fort dommage.
On y voit également, maintes fois répétés, l’influence celtique et gauloise pour la fée du Moyen-Âge. L’idée traditionnellement admise veut que les fées découlent des nymphes, de Diane et autres esprits romains et grecs. Vous insistez beaucoup sur l’influence germanique et celtique… allant même jusqu’à lier la représentation de la fée blonde se peignant au bord de l’eau à une origine irlandaise…
Il a longtemps été d’usage, je ne vous l’apprendrai pas, de tout ancrer dans la culture classique, gréco-latine. L’image de la femme surnaturelle, esprit de la nature ou fruit d’une métamorphose y est très présente et on en a de nombreuses attestations écrites. La représentation plastique existe aussi, reconnaissable par les inscriptions ou par les scènes représentées. Pour les domaines celtiques et germaniques, c’est moins évident. Pourtant, on peut remonter des pistes.
La fée apparaît (sous son nom et avec ses spécificités qui se différencient de celles des nymphes et autres dryades) au moment où les récits « bretons », c’est-à-dire celtiques, font irruption dans la culture des différents pays d’Europe, notamment dans le roman, dans la littérature (eh oui, encore la culture de l’élite !). De plus, les schémas des contes et récits, notamment irlandais, donnent à leurs déesses ou à leurs femmes surnaturelles les aspect, fonction, attribut qui sont ceux de la fée, notamment dans sa relation au monde humain.
Ceci dit, bien loin de vouloir exclure l’influence classique, je rends plutôt au monde celtique ce qui lui est dû.
La fée blonde au bord de l’eau, oui. Blonde car les récits sont très précis dans la représentation de la beauté, de la couleur, de la forme (et même des formes !). Mais c’est une fée active, volontaire, qui mène sa barque (au sens propre et figuré) et prend en main le destin de l’homme, passif face à elle. Mais il ne me semble pas avoir évoqué la posture de la sirène, de la Lorelei ou de la Marie-Morgane.
Avec la fée qui se peigne au bord de l’eau, on touche à un autre registre. On entre dans une représentation christianisée, moralisée : la fée (ou le sirène) peignant ses blonds cheveux est une image du péché de la luxure, un appât pour l’homme (là je parle du mâle de l’espèce humaine). C’est l’image des chapiteaux des églises, des vitraux, de l’être hybride et condamnable. Mais séduisant. Et c’est cette représentation, promesse fallacieuse, appât mortel pour le corps et l’âme, que reprennent les contes folkloriques.
Pour revenir aux esprits issus du panthéon gréco-latin, sans nier leur influence, on doit la reconnaître plus limitée qu’on ne le dit. Quand la fée se met à exister, la nymphe et la dryade et leurs sœurs, les esprits de la nature, poursuivent leur vie, chacune très délimitée, circonscrite. La fée elle, ouvre la voie à une étrange liberté, celle qui est consubstantielle au principe de la femme de l’Autre Monde et de son intervention dans la destinée humaine : elle agit de son propre chef et sans être l’exécutante de la volonté d’un dieu. Voilà ce qui est proprement celtique.
Un autre leitmotiv est la féminité, ou plutôt le féminisme. La féerie, le conte de fée semblent être une échappatoire pour les femmes écrivains, la fée elle-même incarne une idée de liberté d’idées, voire de mœurs. Pourtant, derrière l’image des fées, il demeure que ce sont beaucoup d’hommes qui prirent le dessus quant à son élaboration : Shakespeare, Perrault, les Fairy Painters… Peut-on malgré tout y voir une image de la femme projetée et la défense de ses valeurs ou plutôt rien qu’un fantasme masculin ?
Un fantasme masculin ? Ce serait un peu court. Je ne suis pas du tout l’avis du grand spécialiste de la peinture victorienne (et du fairy painting) qu’est Christopher Wood. Pour lui, la peinture de fée était un prétexte à peindre des femmes nues ; mais les peintres, entre allégories, symboles, représentation de l’antique, divinités grecques et latines, orientalisme, scènes de genre exotiques, n’ont jamais manqué de sujets propres à peindre la nudité. Et les fairy painters les plus extraordinaires pour moi, c’est-à-dire Richard Dadd et Fitzgerald qui, outre un imaginaire plus que riche, offrent une vraie étrangeté n’abusent pas du nu, au contraire. On sent plus s’ouvrir la porte d’un autre monde devant leurs toiles que devant les grandes compositions de Paton.
D’abord parce que la fée doit fasciner, charmer et inquiéter.
Si on prend le cas de Shakespeare, il désamorcerait plutôt la puissance féerique en la miniaturisant, en faisant aussi intervenir une bonne dose d’humour dans les rôles des fées ou des êtres surnaturels (querelle de Titania, son amour pour le ridicule Bottom et sa tête d’âne, attitude de Puck, etc).
Si Perrault prend le dessus, son écriture y est pour beaucoup, il faut le reconnaître : elle est d’une modernité et d’une facilité d’accès plus grande que les longs contes souvent très alambiqués, surchargés de détails, de ses consœurs (rivales ?). C’est aussi parce que ses contes sont beaucoup plus dans la norme du temps, pas si féeriques que ça ; ses héroïnes sont plus passives, ne sortent pas du rôle féminin traditionnel, ne contreviennent pas à l’ordre social. Comme Perrault lui-même, commis de l’Etat à la vie exemplaire, impliqué dans les grands débats de son temps. Si respectueux des convenances qu’il commence par publier ses contes sous le nom de son fils ! Perrault n’est pas sulfureux comme Madame d’Aulnoy, l’espionne, Mademoiselle de la Force, la cougar, Madame de Murat, l’amante saphique.
Pour les fairy painters, comme pour les peintres préraphaélites, la société victorienne donnait plus de possibilité aux hommes qu’aux femmes d’exercer une profession artistique jugée généralement marginale et sulfureuse. Pour revenir aux préraphaélites – leur univers est proche de celui des fairy painters – il y avait parmi eux des femmes peintres, mais leurs moyens d’expression, leur possibilité de vivre de leur art n’étaient pas les mêmes que ceux des hommes. On les redécouvre d’ailleurs aujourd’hui. Lorsqu’advient ce qu’on appelle l’âge d’or de l’illustration (de l’édition illustrée), les femmes s’établissent en tant qu’artistes à part entière, et elles sont nombreuses.
Je ne présente pas le recours à la fée comme une exclusivité féminine, mais force est de constater qu’on peut parfois en faire une lecture féministe. C’est bien au XVIIe (qui n’est pas, et de loin, ma période préférée) que le phénomène semble le plus éclatant. La fée est recours, subterfuge, une échappatoire pour utiliser au mieux un petit espace de liberté où exercer un talent dénié, où vivre tout simplement. Dans cette mesure, les fées que ces dames auteurs invoquent comme ressort de leurs contes et romans sont, au deuxième degré, leurs bonnes marraines à elles aussi. La marge était étroite entre leur liberté et l’Eglise, et l’autorité royale/paternelle/maritale. Se dresser contre le mariage forcé, l’obéissance à la puissance masculine tutélaire, c’est affronter ces trois pouvoirs écrasants. Les enjeux qui se profilent derrière le conte de fées ne sont pas minces.
Le féminisme n’était pas le présupposé de l’ouvrage, simplement des recoupements l’ont mis en évidence. En fait, l’art féerique n’est pas le seul concerné. La période actuelle ne doit pas faire illusion, les arts et les lettres ne font que tardivement place aux femmes. L’écologie n’était non plus le but de l’ouvrage, et pourtant elle se profile dans le paysage artistique féerique au XIXe siècle.
Comment expliquer qu’au final, l’Angleterre prédomine aujourd’hui en matière de féerie alors qu’en France, les fées sont rejetées au monde de l’enfance et de quelques « farfelus » ? Peut-on ajouter à votre réflexion, celle du pays du cartésianisme, de la Révolution alors qu’en Angleterre, le mythe perdurait, ne fut-ce que par l’idée répandue des légendes arthuriennes ? Finalement, la Royauté a-t-elle sauvé l’Imaginaire pendant qu’on le guillotinait en France ?
D’abord, au risque d’écorner un peu le rêve, l’Angleterre n’est pas forcément la terre promise des amoureux des fées. J’ai plusieurs fois entendu des amis anglais, artistes, auteurs, musiciens, s’étonner de la chance que nous avions en France, notamment en ce qui concerne l’édition d’ouvrages illustrant les thèmes qui nous sont chers.
Par contre, ce qui est évident, c’est que l’amoureux des fées, celui qui les voit, les entend, leur parle, s’habille à leur manière est mieux respecté en Angleterre. Il n’offusque pas. Mais on rejoint là un comportement général d’acceptation de la différence de l’autre, tant qu’elle reste entre les bornes de ce que les bons usages et la loi permettent. En outre, il y a une esthétique qui est principalement anglaise, une figuration du monde féerique dont nous raffolons tous, avec son charme et ses exagérations. Enfin, on est sur une terre de tradition féerique : Shakespeare, Spenser, Purcell, les fairy painters, les pasteurs fous de légendes, Rackham, Lewis Caroll et Barry, CS Lewis, Tolkien – même si avec lui on dépasse de beaucoup le monde des fées. Et, tout près de nous, nos amis Brian Froud et Alan Lee, qui ont véritablement ressuscité et renouvelé le monde de féerie.
La composante celtique de la culture dans le Royaume Uni, avec la croyance aux esprits, aux lieux habités, hantés, est aussi plus présente et mieux respectée que dans notre pays très rationaliste (ou qui se pense tel).
Qui de la monarchie ou la république protège le mieux les fées ? Si c’était une affaire de monarchie, quid de votre pays, de l’Espagne, de Monaco ? Plaisanterie, bien sûr. Il est vrai cependant que les fées des romans et des contes anciens avaient tendance à proposer richesse et royauté, mais sûrement parce que c’est ce qui se faisait de mieux alors. Les princesses aujourd’hui sont parfois remplacées par les stars, ou se comportent comme des stars, mais les fées, elles, jouent les incrustes : des situations de crise, elles semblent au contraire s’en mieux porter. Surtout lorsqu’aux républiques désenchantées il ne reste plus qu’à invoquer la féerie.
Pourquoi s’être arrêté à Rackham, Peter Pan et la guerre 14-18 ? Je pense à l’influence dans son image de Disney ou, en Angleterre, du fort impact des œuvres de Cicely Mary Barker… Le choix de stopper un portrait historique est important. Vouliez-vous souligner une certaine mort de la fée, ou comme vous le précisez, que la charnière d’un siècle s’arrêtant autour de l’année 15, la prochaine étape féerique, nous en franchissons en ce moment même la ligne et donc cela est trop tôt pour l’inclure dans cette Histoire des fées ?
Un choix éditorial d’abord, tout bêtement ; avec un impératif quantitatif, une grande importance donnée à l’iconographie, on ne peut pas traiter entièrement un tel sujet. Je n’avais pas envie de survoler de loin tout le domaine, sans entrer un peu ici et là dans le détail. Alors j’ai taillé semi arbitrairement. Clochette, beaucoup moins légère que ne l’a déformée Disney, me paraissait la dernière-née des fées universelles. Une certaine forme de féerie est morte avec la guerre, mais ne s’était-elle pas déjà condamnée par auto-suffocation ?
Également, vous l’avez remarqué, j’ai laissé de côté les Etats-Unis, le Japon. Mon souhait serait un deuxième volume, qui reprendrait un peu avant la fin de celui-ci et s’ouvrirait au reste du monde en traitant du XXe siècle, et associant le cinéma, la BD, le numérique.
Enfin, comme toujours pour le plus contemporain, le temps n’a pas encore effectué son tri. Il suffit de relire, sur ce sujet ou sur d’autres, des encyclopédies, des recueils, des articles datant de 10 ou 15 ans. Il est évident que les repères disparaissent vite, que plus les enthousiasmes instantanés sont grands, plus vite ils semblent retomber. (On nous annoncera chaque semaine qu’un artiste, une œuvre, un film, un match, etc. « entrent dans l’Histoire » ou « s’inscrivent dans la légende »…)
Enfin, chaque regain féerique semble être né d’une certaine opposition à l’avancée, la primauté de la pensée scientifique, sociale, économique.
Ce n’est pas forcément une opposition. Plutôt un complément, comme un rééquilibrage, une protection. L’évolution du monde nous file entre les doigts, nous échappe, même si nous construisons nos petites fortesses intérieures où trouver refuge. Mais nous suivons le flot, pour la plupart d’entre nous. Par contre, nous ne voulons pas être réduits uniquement à un certain mode de pensée, à une société des marchandises, de l’avoir. C’est pourquoi nous explorons des forêts, des lacs et des domaines en friches où libres sont les codes, les règles, les rencontres, un endroit préservé où la liberté de s’inventer ne sera pas sans cesse contrôlée, imposée, sécurisée. Nous édifions en nous-mêmes —avec des images, des récits, des rêveries, des œuvres — des palais des désirs, des forteresses de délires. Par certaines portes, en certains lieux, nous entrons dans nos royaumes de féerie, certains dans la douceur du récit, d’autres dans le bonheur (parfois douloureux) de la recherche ou de la création, tous empruntant les chemins vivants de l’imaginaire.
Les fées marquent-elles le changement ou sont-elles de délicieux fantômes attachés aux périodes passées ?
Les deux, bien sûr ; nous avons besoin de leur forme délicieuse et de la très vieille histoire qu’elles nous racontent, en variant indéfiniment sa forme.
Oui, la fée est un refuge, une protection, une projection. Lorsque le monde matériel nous cerne de trop près et envahit nos horizons, la porte du monde des fées est le lieu secourable, l’antidote à la pesanteur (parfois très confortable) qui empêche nos esprits de voler et de danser…
Propos recueillis par le Peuple féerique en novembre 2014
Les Fées ont une Histoire, Claudine Glot, éditions Ouest France, 2014