Fées noires & Dames sombres – La Lavandière de nuit
La Lavandière de nuit
Penchée sur un linge tâché de sang, la Lavandière, vêtue d’une épaisse robe noire, bat en gémissant l’habit du futur défunt qu’elle tient entre ses mains usées. Celle-ci hante un ancien lavoir et de ses yeux s’écoulent deux filets de larmes rejoignant l’eau depuis longtemps croupie. Malheur à celui qui croise le regard de cette femme endeuillée, c’est bien souvent sa propre mort qu’elle augure et son linceul qu’elle tient au bout des bras !
La lune caressait le paysage de ses rayons de lumière pâle conférant aux arbres des allures de silhouettes fantomatiques. Sur le chemin qui menait au village de P., un homme marchait. Il revenait d’une soirée bien arrosée où l’on avait fêté le demi-siècle d’un ami de toujours. Lui, il dépasserait ce cap d’ici deux mois. Il s’imaginait déjà ce jour, ses amis, et les heures de rigolade débridée. Sifflotant, il avançait le cœur joyeux quand son regard fut attiré par une ombre dans les fourrés. Machinalement, l’homme quitta le chemin pour s’approcher, attisé par une curiosité de poivrot, titubant entre les buissons, trébuchant sur les pierres d’un sentier improvisé bien moins sécurisant que la route du village. Au bout de quelques minutes de marche hasardeuse, il déboucha sur une clairière ouvrant sur un étang. L’ombre était posée sur la berge. Plissant les yeux, il devina plus qu’il ne vit une femme, drapée dans des vêtements sombres et qui battait l’eau de manière régulière en murmurant un chant ancien. L’homme avait déjà entendu cette mélodie. C’était un chant de pleureuses, du temps où un groupe de femmes gémissantes accompagnait les cortèges funèbres.
Il s’approcha de la femme, la salua mais ne reçut point de réponse. Armé du sot courage que vous confère l’alcool, il s’avança encore et toucha l’épaule de la dame. Elle se redressa lentement. Fixant d’abord le sol, elle releva lentement la tête pour faire face à l’homme. Son visage était d’une blancheur maladive, ses yeux d’un noir profond, creusés comme le sont ceux d’un être marqué par une terrible tristesse. Sans un mot, la dame leva les bras, tenant au bout de ceux-ci un linge blanc trempé. Par reflexe, l’homme s’en saisit et se mit à le tordre. De l’eau s’écoula du linge et mouilla le sol au pied du soulard qui s’en amusait. Quelques secondes plus tard, un liquide plus épais, plus poisseux se répandit à son tour et l’homme s’en effraya : ce n’était plus de l’eau mais du sang qui suintait du linge. La peur qui le saisit alors le dessoûla aussi net. Mais il était trop tard, il avait entre les mains le linceul d’une Lavandière, l’une de ces fées maudites que l’on croise la nuit le long des anciens lavoirs et des étangs. S’il avait eu un brin de conscience cette nuit-là, il aurait fui, couru pour rejoindre son village. Son sort était scellé. Il avait accepté le linge maudit, l’avait tordu. Peu importe s’il parvenait maintenant à rejoindre sa demeure ou s’il se laissait conduire par la fée vers l’eau froide. Quoi qu’il fasse, il le savait, il ne fêterait jamais son demi-siècle.
Pauvre type !
Ça lui apprendra à boire trop d’alcool, je vous jure…
J’ai cru que la lavandière le tuerait à la fin de l’histoire, mais non. Encore que c’est ce qu’elle a fait, en un sens, en le poussant à l’aider à essorer son linge.