Erwan et Ronan Lebreton – Interview
Erwan & Ronan Le Breton
La passion des Légendes
Enrôlés par le Petit Peuple dans toutes ses aventures, les deux frères Le Breton devaient avoir bien des histoires à nous raconter… Mais comment attirer les deux scénaristes prolifiques de la collection Soleil Celtic loin des jeux de ces joyeux farfadets ? Malgré tout, nous avons pu soutiré les deux hommes aux farandoles lutines le temps de deux petites heures. Juste le temps qu’ils nous dévoilent quelques-uns de leurs secrets…
D’où vous est venu l’envie de scénariser ?
Erwan : Pour moi, clairement du jeu de rôles.
Ronan : Enfant, j’ai toujours lu des contes et légendes ainsi que de la mythologie. Notre mère était prof et, en tant que prof, elle avait des prix sur des beaux livres illustrés. Elle revenait régulièrement avec des livres de contes et légendes. Par la suite, et étant donné la passion de mon frère, je me suis intéressé au jeu de rôle.
Vous faites partie des premiers auteurs de la collection « Soleil Celtic », dirigée par Jean-Luc Istin. Que pensez-vous de son catalogue?
Erwan : C’est un catalogue qui s’est beaucoup développé. Au début, je considérais plutôt « Soleil Celtic » comme « Jean-Luc Istin présente ». Maintenant, ça se recentre vraiment sur ce qui représente à mes yeux sa « spécificité éditoriale » : les références directes ou symboliques au folklore et à l’histoire de la Bretagne, l’Irlande, l’Ecosse, etc. Aujourd’hui, la collection compte Thierry Jigourel qui est un folkloriste pur et dur et Claudine Glot, auteure d’un livre sur les fées. Il y a encore des beaux livres qui arrivent sur les Druides, sur les Dragons dans la tradition celtique. Ça devient très cohérent. Autre exemple, Merlin est rapatrié chez « Soleil Celtic » alors qu’il était dans le catalogue Soleil « général ».
D’où vient Koc’h, le korrigan narrateur des contes ?
Erwan : Pour l’anecdote, la première fois que Jean-Luc et moi avons parlé de Koc’h le Korrigan et du concept de contes folkloriques, c’était à un mariage. A l’origine, notre première idée était de prendre l’Ankou comme personnage narrateur et on voulait le faire à la façon des contes de la crypte. L’Ankou aurait été dans son cimetière et aurait invité les gens à venir écouter ses histoires. Avec le recul, je ne pense pas que ça aurait été aussi efficace et aussi populaire que ce qu’on a fait avec Koc’h. Rapidement on s’est dit qu’on allait garder l’Ankou pour une série sombre et le projet s’est concrétisé ensuite avec Les Contes de l’Ankou. Comme personnage emblématique on a alors pensé au korrigan. Jean-Luc lui a donné son visage et ses attitudes, Ronan et moi lui avons donné sa « voix » et son nom. Koc’h est un mot que notre grand-père nous avait appris et qui voulait dire « fiente » ou « excrément ». Le mot sonnait bien… Bien sûr, il y a une raison au nom de Koch mais ça on la garde pour un album futur ! Ce nom n’est pas anodin…
Avec Les Contes de l’Ankou, vous abordez un thème plus sombre…. On dit que la mort fascine les bretons…
Erwan : Il y a une chose dont on s’est vraiment rendu compte en lisant toutes ces histoires lorsque nous étions enfants, puis un peu plus grands, c’est qu’on se moque toujours du diable en Bretagne, il ne fait peur à personne. On parle de l’enfer et de la damnation mais sans les prendre trop au sérieux. En revanche, la mort n’est pas un sujet de rigolade. C’est aussi pour ça qu’au fur et à mesure, on s’est éloigné du personnage d’Ankou narrateur un peu idiot, ça ne collait pas. L’Ankou n’est pas un personnage maléfique par essence puisqu’il est juste « le passager des âmes », le « cocher ». Il est respecté car quand tu es mort, ton âme doit être transportée vers le purgatoire, le paradis ou l’enfer… Pour l’enfer apparemment, il y a un raccourci ! Mais pour les autres, elles passent toutes par le royaume de l’Ankou. Il y a toutes les superstitions qui l’entourent : si tu entends le bruit de sa charrette, c’est que toi ou quelqu’un de ta maison va mourir dans les jours qui viennent ; si tu le vois, tu es sûr d’y passer… Il y a vraiment une fascination : il y a des récits modernes qui mettent en scène le personnage de l’Ankou, des contes d’horreur dignes de ceux de Poe ou de Maupassant. C’est un personnage traité très sérieusement.
Ronan : C’est un mélange entre croyances païennes, où des liens demeurent avec les morts, et foi chrétienne. Au fil du temps, la Mort est devenue un personnage beaucoup plus inquiétant, voire diabolique, alors qu’elle ne l’était pas à l’origine. Dans la Bretagne rurale du début de siècle, les gens n’en parlaient pas vraiment, mais en même temps, ils savaient énormément de choses. Il n’y a qu’à lire le livre d’Anatole Le Braz sur la Mort, un livre sur les superstitions bretonnes : les intersignes de la Mort en occupent une grande partie.
Dans les Légendes de la Table Ronde, vous optez plus pour les versions chrétiennes, non ?
Ronan : Les sources sont médiévales. Il n’y aura jamais le personnage de Galahad. Je ne vais pas non plus chercher les sources les plus récentes qui sont elles hyper christianisées. On y développe toute l’origine du Graal : il vient de Terre Sainte et on le rattache au Christ. Chrétien de Troy ne dit pas du tout ce qu’est le Graal et il n’y a vraiment aucune référence chrétienne. C’est après qu’on commence à imaginer une histoire autour de ça. Comme dans les contes folkloriques bretons, au début il y a le folklore et la superstition locale païenne, liée aux menhirs, aux esprits et à la nature. La version chrétienne essaie de se réapproprier ça et de le faire rentrer dans son propre univers, dans son cadre et dans son langage. Dans les Légendes de la Table Ronde, j’essaie de montrer que, pour moi, la source arthurienne (celte, galloise) antérieure au christianisme a été réinterprétée par le christianisme. J’utilise Arthur, son royaume et son règne, comme une période de transition entre le monde celte, païen et chrétien : une période qui passe des druides et des cercles de pierres aux prêtres, Chrétiens, églises et ermitages. On change de religion : on passe de la nature, des éléments et de la déesse-mère à la Sainte Trinité et à la vierge Marie…
C’est un peu le point de vue de Jean-Luc Istin dans sa série qui touche au mythe d’Arthur…
Ronan : Oui, c’est vrai. Toutefois, ma référence première et visuelle pour les Légendes de la Table Ronde reste Excalibur de Boorman, avec ces chevaliers en armure complète qui cavalent ! Boorman, c’est Mallory. C’est le 15ème siècle. C’est le dernier grand roman arthurien qui fait la synthèse de tout ce qui a été écrit auparavant : Chrétien de Troyes, Lancelot, le gallois, les épisodes anglais, etc. Il y a un beau travail de synthèse, une certaine cohérence. Avant cela, chaque épisode, chaque manuscrit a été écrit dans l’une ou l’autre abbaye… Il y a forcément des incohérences, cela ne s’inscrit pas dans une continuité. C’est un peu comme dans une sitcom américaine où il y a plusieurs auteurs qui ne se consulteraient pas… Mallory a justement tout mis ensemble et essayé de construire un récit plus cohérent. Je trouvais ce travail très intéressant.
Lorsqu’on referme le premier tome des Légendes de la Table Ronde, on a l’impression d’un récit clôt. D’autant plus que d’emblée, on nous annonce la mort d’Arthur. On a l’étrange sentiment que ce premier tome n’en appelle pas d’autres…
Ronan : Au premier tome, on ne connaissait pas le nombre de tomes pour la série. En présentant les histoires les plus connues, on donne peut-être cette impression d’avoir fait le tour mais c’est très loin d’être le cas. A partir du tome 2, ce sera plus cadré et plus continu du fait que je suis seul à écrire. Je pars sur des trilogies… La série se réorientera autour du personnage de Lancelot. C’est un peu le mythe arthurien au travers des yeux de Lancelot.
Trois séries mais un seul univers légendaire ?
Ronan : En réalité ce sont trois mondes assez différents. Pour l’Ankou, il s’agit d’un univers gothique, fantastique…Dans Les contes du Korrigan, nous sommes plutôt dans la féerie. C’est presque un registre comique. La série est destinée à un public jeune comme on s’en est rendu compte… Les Légendes de la Table Ronde évoluent dans un univers plus dramatique et qui repose sur des personnages plus complexes avec Lancelot notamment qui est le seul à douter. C’est le double d’Arthur. Arthur est sûr de lui, rayonnant, c’est le roi. Lancelot remet ses choix en question…
Erwan : Avec Lancelot, on est assez proche de la figure de Judas par rapport au Christ… Dans la version de l’Evangile de Judas, Judas est le disciple préféré du Christ et c’est par amour pour lui qu’il le trahit…
Si on regarde Les contes du Korrigan, vous travaillez avec des dessinateurs issus d’un même registre…
Erwan : C’est vrai que dans ce cas, nous voulions répondre à un certain genre « jeunesse ». Ce qui pénalise la plupart des collectifs c’est souvent le fait de se retrouver avec des styles trop diversifiés car graphiquement, ce n’est pas cohérent. On est plus dans le recueil, l’anthologie et lorsqu’on lit une anthologie, on tombe sur une histoire qu’on aime, et la suivante qu’on aime moins…
Le fait de travailler avec des dessinateurs proches dans leur style réduit-il le fait d’aimer ou pas une histoire ?
Erwan : Oui, les lecteurs ne sont pas déçus en voyant la couverture et les histoires intérieures. Et ils ne sont pas désorientés d’un tome à l’autre. Ce qui a dû pénaliser le Grimoire du Petit Peuple, c’est justement cette hétérogénéité. Du coup, c’est très expérimental et à ça, souvent, le public n’accroche pas trop. Les enfants, une fois qu’ils ont goûté à quelque chose, recherchent souvent les mêmes sensations. Ceci a été imposé clairement par Jean-Luc dès le départ. La série serait dans un style précis. Ce qui n’empêche pas des variations, bien entendu, mais ça reste toujours dans le même esprit.
Que pensez vous de la morale qui traverse les contes ?
Ronan : En schématisant, on peut dire que les contes de fées doivent toujours finir bien et les histoires mythologiques, elles, finissent toujours mal. Maintenant pour ce qui est de la morale, le Petit Peuple n’en a pas, c’est-à-dire que c’est une notion étrangère à ces créatures. Le concept est intéressant et nous aimerions le traiter dans une série plus adulte. Ici, nous avons fait le choix de nous rapprocher du conte de fée.
Erwan : On s’est quand même basé sur des contes bretons où l’humain, à la fin, est récompensé par les fées. Ceci parce qu’il s’était bien comporté. Et par « bien comporté » on n’entend pas vraiment une morale chrétienne, obéissant à une série de règles de société. Non, c’est plutôt basé sur des valeurs universelles.
Abordons maintenant le monde des contes et légendes. Nous découvrions au fil des voyages de Koc’h, les légendes bretonnes, irlandaises, écossaises… Y a-t-il une grande différence entre les contes bretons et les autres ?
Erwan : Il y a des contes typiques. L’Ankou par exemple est un personnage breton. Il y a des contes propres à chaque culture mais il est vrai qu’on va trouver des sirènes, des lutins fort semblables, si ce n’est par le nom, d’un pays à l’autre. C’est très rare qu’on découvre quelque chose sans équivalent en Bretagne. Maintenant, il y a aussi des liens avec l’histoire des différentes contrées. Beaucoup de créatures sont liées aux marins en Bretagne et des lutins guerriers, comme les Red Caps, se rencontrent là où l’Histoire fut marquée par les guerres.
Peut-être trouverait-on plus de différences avec les fées sombres qu’on a moins abordées. Les contes écossais sont plus cruels, les contes bretons (notamment avec les fées noires) sont plus macabres.
Quel conseil donneriez-vous à un humain qui désire rencontrer les créatures du Petit Peuple ?
Ronan : D’aller dans la campagne un soir de pleine lune… Bon à Carnac, il y a trop de touristes, mais on peut trouver des cercles de pierres moins fréquentés…
Erwan : Et ne pas oublier d’amener une offrande, quelle qu’elle soit. Ou de jouer de la musique, cuisiner quelque chose ou apporter un bol de lait… Ou le dernier tome des Korrigans dédicacé par les auteurs… (rires)
Quelle est la légende que vous aimeriez aborder dans un projet futur ?
Erwan: La légende de Cuchulain. Ça a failli se faire chez Soleil, Jean-Luc était intéressé mais il voyait plus le côté « guerrier celte, irlandais »… Ce côté m’intéressait moins. J’aimerais peut-être faire quelque chose qui se passe de nos jours. Sinon, j’ai un grand faible pour Macbeth. J’aimerais en faire une bd dans une version modernisée…
Ronan : Outre Lancelot, j’aimerais travailler sur Beowulf mais en beaucoup mieux que la version qui a été faite au cinéma…
Que pensez-vous de la place de l’Imaginaire dans notre société ?
Erwan : Nous sommes la génération des 25-35 ans. L’imaginaire, on connaît. C’était l’époque des jeux de rôles, Donjons et Dragons, Tolkien était bien connu, les Stephen King étaient à la page. C’est aussi la grande époque Star Wars… On est tous passés par le fantastique et la fantasy. Ensuite, la génération des 15-25 semble être passée par une traversée du désert. L’horreur était confinée au slasher movie, la fantasy était marquée par des daubes au cinéma… A la télé, c’était les sitcoms, Alerte à Malibu, ce genre de choses… Le jeu de rôle était remplacé par les cartes Magic. Du coup, on a eu une génération sacrifiée. Dans le jeu vidéo, où j’ai commencé, c’était des jeux de guerre, de voiture ou de foot. On était dans une réalité sublimée ou à la bad boy mais pas dans l’imaginaire. Et puis, Dieu merci, il y a eu deux choses fabuleuses : Harry Potter et Jackson avec le Seigneur des Anneaux. Du coup la génération des 5-15 ans est sauvée.
Pour vous le Seigneur des Anneaux est donc une pleine réussite ?
Erwan : Oui, Peter Jackson a été le premier a traiter sérieusement la fantasy au cinéma. On ne rigole pas et ce n’est pas kitsch. Gandalf avec la crasse sous les doigts, ça m’a marqué. Les cottes de maille forgées à la main par des artisans pour passer 15 minutes dans le film, c’est pareil, c’est énorme ! Certes, il y a l’histoire d’amour ajoutée mais Jackson est resté très proche du livre de Tolkien. Respect !
Quels sont les auteurs de fantasy que vous lisez volontiers ?
Erwan : Pendant longtemps, je n’ai plus lu de fantasy. J’avais l’impression d’en avoir fait le tour et que les auteurs se répétaient. Je me suis arrêté après la Belgariade d’Eddings. Côté français, j’avais juste lu Gaborit et un peu de Colin… Et puis, il y a deux ans, un ami m’a parlé du Trône de fer. J’ai découvert quelque chose de très mature, très vrai qui m’a vraiment plu. De là, j’ai été amené à lire Robin Hobb et d’autres. Bref, Le Trône de fer a été un véritable renouveau pour moi.
Ronan : Moi, je suis plus un lecteur de contes et légendes. Sinon, je suis lecteur de fantastique… Là, j’ai redécouvert Philip K. Dick dans ses œuvres non SF. Le Maître du Haut-Château par exemple.
Quels sont vos projets ?
Erwan : Il n’y a rien de signé. J’ai un projet à la Neil Gaiman, mais bon, il faut le concrétiser et trouver le bon dessinateur. Le deuxième projet m’amènerait vers le Manga et l’Asie mythologique… Le déclencheur de tout ça, c’est que, durant mes études, j’ai fait un DEA sur un poète et dramaturge irlandais qui s’appelle William Butler Yeats et qui a écrit entre 1885 et 1939 en reprenant le folklore irlandais pour en faire des poèmes et des pièces. Puis, il a découvert le théâtre Nô et cela a bouleversé sa conception de la scénographie. A la fin de sa vie, il a écrit des Nô irlandais. J’ai donc envie de faire quelque chose proche de cette fusion entre Asie et celtisme.
Ronan : Quant à moi, j’aimerais bien aller vers du plus sombre. Pour l’instant les circonstances ne se sont pas encore présentées. Un univers plus adulte, plus noir… Quelque chose entre l’Histoire et le contemporain… J’ai aussi présenté d’autres thématiques à Jean-Luc (Istin, ndlr.) pour « Soleil Celtic ».
Propos recueillis par le Peuple féerique en avril 2006
NOTES:
La richesse des Contes celtiques
Issus du jeu de rôle et d’abord auteurs de livres dont vous êtes le héros (chez Hachette jeunesse), Erwan et Ronan Lebreton nous font aujourd’hui partager leur passion pour les légendes bretonnes à travers plusieurs collectifs de bande dessinée : Les Contes du Korrigans (7 tomes parus) et Les Contes de l’Ankou (3 tomes parus). Dans le premier recueil, Koc’h, un facétieux lutin, nous fait découvrir par ses voyages toute la richesse et la diversité du petit peuple. Dans le second, l’Ankou ou la Mort nous plonge dans les ténèbres de son esprit.
De son côté, Ronan signe le scénario des Légendes de la table Ronde (2 tomes parus). Il s’attaque aux récits issus de la mythologie celtique à travers Arthur et ses chevaliers. Lancelot sera le personnage conducteur de cette série de la collection Soleil Celtic.
Titres de la collection Soleil Celtic
Les contes du Korrigan (E. & R. Lebreton/Collectif)
Les contes de l’Ankou (E. & R. Lebreton/collectif)
Les contes de Brocéliande (Collectif)
Légendes de la table ronde (R. Lebreton/Collectif)
Le grimoire de féerie (Istin/Debois/Minguez)
La rose et la croix (Critone/Jarry/Richemond/Pieri)
La Quête du Graal (Bileau/Debois/Stambecco)
Le sang du dragon (Michel/Istin/Cordurié)
Les Druides (Lamontagne/Istin/Jigourel)
Merlin, la quête de l’épée (Demare/Istin/Cordurié)
Merlin (Lambert/Istin/Stambecco)